Dans ce petit hôpital de la Drôme, la vague de patients à laquelle il s’était préparé, en pleine épidémie due au coronavirus, n’est jamais arrivée. Pourtant, la situation a engendré des tensions.
Du troisième étage de l’hôpital de Die (Drôme), une forêt cache la vue sur le massif du Vercors. Le bâtiment est construit derrière les remparts de l’ancienne ville romaine, 4 500 habitants aujourd’hui. Lundi 16 mars, avec quelques heures d’avance sur Emmanuel Macron, la direction est venue annoncer la « guerre » contre le Covid-19 à l’équipe d’une quinzaine de soignants.
Trois personnes présentes racontent, encore ébranlées, la réunion. Le plan blanc est déclenché, vous ne compterez pas vos heures, vous serez toujours disponibles, prévenez vos proches, peut-être aurez-vous à fabriquer vos propres masques, l’ennemi est invisible, ça va être terrible, entendent-ils en substance. Pour eux, c’est un déclic, l’appel à la mobilisation et l’anxiété qui monte.
Alors que les yeux sont tournés vers le Haut-Rhin, déjà en forte tension mi-mars, les soignants de Die disposent d’un temps précieux pour se préparer à un afflux important. En cinq jours, l’hôpital de 50 lits se métamorphose. Un étage est dégagé, les lits sont déplacés, du matériel de protection est déposé devant chaque porte d’un service Covid monté de toutes pièces. Le ballet se fait « de manière souple et rapide », se félicite Marcel Bonjean, le médecin du service de réadaptation.
Le « bel élan » des premiers jours est malgré tout « teinté de stress sourd, comme un bruit de fond, analyse Blandine Pecceu, médecin urgentiste. On ne parlait que de ça : Covid, Covid, Covid ». « Cela a été plus difficile de gérer le stress des équipes que les malades du Covid-19 », résume Claire-Lise Gallay, bombardée responsable de l’unité Covid. « Cette première semaine a été très anxiogène, mais ça m’a rapprochée de beaucoup de mes collègues », confie une infirmière. Vendredi 20 mars, après cinq jours d’attente, un premier patient Covid est hospitalisé au troisième étage.
« Du personnel en trop »
Mais la vague attendue n’a pas déferlé sur Die. Des 15 à 20 chambres réservées au traitement du Covid-19, seules huit ont été occupées simultanément autour du 7 avril, au plus fort de l’épidémie, fait savoir la direction. Au 6 mai, précise la docteure Claire-Lise Gallay, 38 personnes avaient été hospitalisées depuis le 20 mars, soit moins d’une entrée par jour en moyenne. Jean-Jacques Weber, médecin généraliste à Die, a vu 9 de ses quelque 1 500 patients hospitalisés en raison du Covid-19, et aucun pour Céline Gondouin, installée à Luc-en-Diois, un village à 18 km.
L’administration de l’hôpital se préparait à gérer une pénurie de main-d’œuvre, ce sera l’inverse. « On a fonctionné pendant quinze jours avec une équipe pour 18 places Covid, mais il n’y en a jamais eu 18, constate une soignante du service. Du coup, il y avait du personnel en trop. » Parallèlement, les autres services se réduisent progressivement, les paramédicaux ont moins de travail, certains rentrent chez eux en restant disponibles si besoin.
Mais à Die, un doute plane sur ces astreintes. Ces heures à domicile seront-elles payées ? Début avril, les cadres répondent « ne pas savoir », racontent plusieurs soignants – interrogée, la direction n’a pas démenti. Certains croient comprendre que ces journées seront décomptées de leurs heures supplémentaires. Le matin au vestiaire, les informations s’échangent, la colère monte.
Finalement, ils reçoivent une confirmation par écrit le 16 avril que leurs heures seront effectivement payées, par le biais d’« autorisations spéciales d’absence ». Soit un mois après le déclenchement du plan blanc et au lendemain d’un message insistant de la Confédération générale du travail (CGT). Stéphanie Pioch, directrice adjointe de l’hôpital de Valence, déléguée pour celui de Die, reconnaît que « la communication aurait pu être meilleure ».
« Travailler l’entraide autrement »
Un autre sujet génère des tensions : début avril, la direction demande à des infirmiers et aides-soignants surnuméraires, qui ont parfois travaillé au sein du service Covid, d’aller renforcer les équipes des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de l’hôpital, restés vierges de toute contamination. La démarche scandalise des salariés, qui craignent une contamination accidentelle. Le 10 avril, le syndicat CGT de l’hôpital de Valence alerte la direction des deux établissements par courriel : « Cette décision pose une question d’éthique et de sécurité pour les résidents et les personnels. »
Quatre jours plus tard, un infirmier qui avait travaillé au sein de l’unité Covid vient prendre son poste à l’Ehpad du Fil de soi, effectue quelques soins, avant de repartir plus tôt que prévu, sur demande express de l’équipe. L’épisode émeut des soignants, la presse est informée.
« A un moment donné où l’unité Covid accueillait peu de malades, aller soutenir les collègues en difficulté dans les Ehpad allait de soi », explique aujourd’hui Patrick Méchain, le directeur adjoint des hôpitaux de Die et Valence. Dans cette situation, « le risque est nul, dit-il. Ce qui m’a choqué, c’est que ça choque. » Mais, nuance-t-il, « si nous sommes confrontés à une situation à peu près identique à l’avenir, j’ose espérer que l’on ne réagisse pas de la même manière » afin de « travailler l’entraide autrement ».
Un hôpital très préparé, une vague qui n’est jamais venue, des tensions internes… A l’heure du déconfinement, bien que chacun ait fait tout son possible, certains soignants de Die éprouvent un sentiment d’inutilité. Alors que les hôpitaux de la Drôme approchaient de la saturation, en avril, ceux-ci n’ont jamais eu besoin de réclamer les bras supplémentaires proposés à Die. Ces soignants « s’attendaient à avoir un rôle à jouer, et ce rôle ne vient pas », analyse Patrick Méchain. « Eux sont en difficulté, et on ne va même pas les aider, on est peinard, résume à sa manière une soignante de Die. J’ai eu honte. »
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