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jeudi 2 janvier 2020

Technoscience : de trop beaux lendemains

Par Erwan Cario, dessin Amina Bouajila — 

Technoscience : de trop beaux lendemains
Technoscience : de trop beaux lendemains

Médecine, nanotechnologies, conquête spatiale... Depuis que la science s’est rapprochée de la technique, elle multiplie les promesses, alimentant les espoirs d’un monde meilleur autant que les bulles spéculatives.

Il fut un temps où, pour en apprendre plus sur le futur, il fallait un jeu de tarot, une boule de cristal ou les entrailles d’un poulet. Le seul avenir certain était alors celui du poulet. Bien heureusement, nous avons dépassé l’âge de ces croyances ridicules grâce à la science qui, avec sa méthode rigoureuse, permet de baser notre connaissance du monde sur des observations vérifiables. C’est quand même un peu plus sérieux. Sauf que la science a elle aussi enfanté son propre discours sur le futur. Et ce discours a pris ces dernières années une ampleur inédite, avec des projections qui partent dans toutes les directions imaginables. Ainsi, dans une ou deux décennies tout au plus, on peut s’attendre à ce qu’une intelligence artificielle supérieure émerge d’un ordinateur quantique et réussisse à optimiser les nanotechnologies pour augmenter les capacités de l’être humain en vue de pouvoir embarquer tranquillement direction Mars. La phrase précédente n’a rien de caricatural, elle n’est que la compilation de prospectives très sérieuses émises au nom du progrès scientifique. Difficile de comprendre la coexistence de ces promesses avec d’autres projections bien moins optimistes mais tout aussi scientifiques sur l’état de la planète.

«Fruits de la Terre»

Si les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) se basent sur l’observation de l’état du monde ces dernières décennies, d’autres prédictions rappellent certains fantasmes de l’humanité qui remontent beaucoup plus loin, comme le souligne Philippe Bihouix, ingénieur, essayiste et auteur de Le bonheur était pour demain (Seuil, 2019) : «L’immortalité, l’abondance, l’oisiveté ou la puissance sont des rêves de l’espèce humaine depuis des temps immémoriaux.» Mais il s’agissait alors de mythes, très éloignés de toutes idées de science. Neurochirurgienne, praticienne des Hôpitaux de Paris et docteure en philosophie des sciences, Anne-Laure Boch explique : «Au temps de la Grèce antique, la science était complètement séparée de toute technique, c’était quelque chose de très contemplatif. Il s’agissait de tirer des lois physiques depuis cette contemplation sans essayer d’avoir une interaction pratique avec la nature.»
Bien plus tard, au XVIIe siècle, science et technique se sont rapprochées, notamment pour mieux contempler le monde, avec le microscope et la lunette astronomique. Certains commencent alors à entrevoir le potentiel du progrès scientifique. Et, déjà, il est sans limite. Comme le raconte Philippe Bihouix dans son livre, le premier à l’établir est Francis Bacon, en 1622, avec la Nouvelle Atlantide où il propose de «faire reculer les limites de l’Empire humain, en vue de réaliser toutes les choses possibles». En France, c’est Descartes qui veut nous rendre «maîtres et possesseurs de la nature» avec des projections proches de celles des transhumanistes d’aujourd’hui quand il parle, dans le Discours de la méthode, de «l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la Terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent».
Si ces considérations restent d’abord de l’ordre de la projection philosophique, elles s’adaptent très vite aux évolutions. Elles passent ainsi un cap avec l’industrialisation du XIXe siècle. L’électricité, la chimie, les transports, etc., sont autant de domaines porteurs d’espérances. Plus tard, avec l’avènement de l’énergie «sans limite» du nucléaire au milieu du XXe siècle, on allait finir par tous se déplacer en fusée supersonique.
L’optimisme débridé des spéculations scientifiques n’est donc pas un phénomène récent, et l’emballement des dernières décennies n’a rien de bien surprenant. «Aujourd’hui, ce qui change, c’est qu’il y a effectivement un progrès technologique réel et fulgurant, constate Philippe Bihouix. Dans des domaines comme la médecine, les matériaux, les transports, l’énergie, etc. Et la révolution numérique, celle des capacités de calcul et de la miniaturisation, ne nous aide pas à prendre du recul. On a un programme d’intelligence artificielle capable de devenir champion de go, et on imagine directement être capable d’"interfacer" le cerveau avec l’ordinateur. On arrive à faire des drones de plus en plus autonomes, et on nous ressort la voiture volante. Les fantasmes sur l’abondance, l’oisiveté et la longévité n’ont pas changé, mais on a l’impression que, grâce à cette accélération technologique, on va réussir réellement, cette fois-ci, à les atteindre !»
Mais parle-t-on encore de science ? «On peut dire que la science n’existe plus hors de la technoscience, analyse Anne-Laure Boch. La science s’est mise au service du progrès technique. Elle est inféodée à la technique. Si on s’intéresse à la faune ou à la flore, il faut forcément en faire quelque chose, des médicaments, des nouveaux textiles. Il n’y a plus de science pure.» Et si les promesses de cette technoscience ressemblent effectivement à de vieilles rengaines, elles sont devenues un rouage central du fonctionnement même de la recherche. Il faut promettre pour être entendu. Il faut se projeter pour être financé. Il faut d’abord convaincre pour ensuite chercher. Dans un article paru en 2010 sur «l’économie des promesses technoscientifiques», le directeur de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) Pierre-Benoît Joly explique : «Les promesses ne sont pas seulement du domaine des discours et des représentations. Elles concernent aussi les pratiques de la recherche et de l’expérimentation ; elles ont un impact sur l’investissement, sur la mobilisation, la circulation et l’accumulation des ressources.»

«Propagande de la Nasa»

Rien n’est alors trop beau pour capter l’attention. Pierre-Benoît Joly cite ainsi le sous-secrétaire américain au Commerce pour la technologie qui, en 2004, s’exprime dans le cadre d’une conférence sur les nanotechnologies, secteur prometteur s’il en est, organisée par la compagnie d’assurances Swiss Re : «Vu l’extraordinaire potentiel économique et social des nanotechnologies, il ne serait pas éthique, de mon point de vue, d’essayer de stopper le progrès scientifique et technologique. La nanotechnologie a le potentiel d’améliorer la qualité de vie, la santé et la nutrition des gens ; de réduire voire d’éliminer la pollution par des technologies de production propres ; de réparer les dommages environnementaux existants ; de résoudre la faim dans le monde ; de permettre aux aveugles de voir et aux sourds d’entendre ; de supprimer des maladies et de fournir une protection contre des bactéries et des virus dangereux ; et même d’allonger la vie par la réparation ou le remplacement d’organes défectueux.» Il ne manque que la transformation de l’eau en vin, et on est bon pour le nanotestament.
Aux côtés des nanotechnologies, toujours en vogue, un autre secteur est depuis longtemps très prompt à vendre du rêve : l’espace, cette ultime frontière. Le sociologue Arnaud Saint-Martin va régulièrement en Californie pour observer sur le terrain tout ce secteur du «New Space» en essayant de se détacher des grands récits que sont le SpaceX d’Elon Musk, qui ambitionne de coloniser Mars, et Blue Origin de Jeff Bezos, qui veut construire une base lunaire. «Le spatial ne peut pas faire l’économie de la promesse, explique-t-il. C’est un secteur qui se projette. A peine posés sur la Lune, les Américains s’imaginaient déjà sur Mars, qui a toujours été le vrai enjeu. Les promesses jouent ici le rôle de rassurance dans la croyance de l’intérêt de cette perspective. Il faut constamment se convaincre qu’on a des raisons d’exister. La promesse d’aller sur Mars est ancrée dans le corps de plein de gens. Ils ont été préparés culturellement à ça, depuis des décennies, par une propagande de la Nasa qui cherche à naturaliser l’évidence du voyage interplanétaire.» Et le chercheur d’ajouter, un brin ironique : «Paradoxalement, c’est toujours aussi compliqué d’envoyer quoi que ce soit en orbite.»
Pendant qu’Elon Musk évoque la terraformation de Mars à grands coups de bombardements atomiques ou d’essaims de miroirs montés sur des satellites en orbite autour de la planète rouge, le réel se rappelle à bon nombre de start-up, car échapper à la gravité terrestre n’a toujours rien d’évident. Ce qui n’empêche pas la bulle de gonfler, comme le constate Arnaud Saint-Martin : «On trouve une centaine de boîtes qui promettent d’envoyer des microlanceurs, des fusées low-cost capables de transporter de petits satellites, en orbite, dans les dix prochaines années.» Et tout le monde veut y croire. Les entrepreneurs, mais aussi les investisseurs, les politiques, les journalistes et le public. Pour la santé financière d’un secteur technoscientifique, la crédibilité d’une promesse est plus importante que sa concrétisation éventuelle.

«Capture de l’espoir»

S’il est un autre secteur qui l’illustre parfaitement, c’est celui de la thérapie génique. Au début des années 90, le projet de séquençage du génome humain ne fait que commencer, mais il porte en lui l’espoir de mettre au point de nouveaux traitements basés sur la découverte de gènes liés à des maladies. Un cabinet de conseil avait même estimé, en 1995, que le marché de la thérapie génique atteindrait 3,2 milliards de dollars en 2000 et 60 milliards en 2005. Annick Jacq, microbiologiste, historienne des sciences et directrice de recherches au CNRS, fait un constat sans appel : «Il y a quelques rares cas où la promesse semble commencer à se concrétiser, mais on voit des difficultés en termes de modèle économique, avec des traitements facturés entre un demi-million et un million d’euros, avec des problématiques de prise en charge par les assurances médicales. A ce prix-là, il faut convaincre que c’est efficace, ce qui est encore loin d’être le cas. Il y a eu le cas emblématique du Glybera, approuvé par l’Agence européenne du médicament en 2013, jugé à l’intérêt clinique insuffisant en France par la Haute Autorité de santé en 2016 et finalement abandonné après n’avoir été utilisé en tout et pour tout que sur un seul patient.»
Pourtant, dans un fascinant processus de recyclage, les promesses arrivent à tenir dans le temps sans jamais être tenues. C’est que, comme l’analyse Annick Jacq, la puissance financière, politique et médiatique d’une promesse est directement indexée sur l’espoir qu’elle suscite : «Il y a une capture de l’espoir des patients, quand il est mis en scène, tous les ans, avec le Téléthon, avec, constamment, cette capacité à renouveler une promesse qui tarde à se concrétiser. On peut se poser des questions sur la manière dont cette promesse va bloquer la possibilité d’avoir un débat scientifique vraiment pluraliste… Ces investissements considérables auraient peut-être pu être mieux utilisés ailleurs. Même si personne ne sait, au départ, dans quelle direction il faut aller.»
Et c’est sans doute ce qui rend toute critique d’un système basé sur les promesses si compliquée. Comment contester a priori une proposition technologique qui peut sembler trop enthousiaste ? «C’est loin d’être évident, admet Annick Jacq, car si on ne s’intéresse qu’aux réussites, toutes étaient sans doute parties de promesses aussi fragiles. Ce qui est nouveau, c’est qu’il y a maintenant des dispositifs économiques qui ont été mis en place avec les politiques en faveur de l’innovation depuis les années 80 et il n’y a plus de régulation par le marché aux différentes étapes. On a créé des mécanismes qui permettent l’émergence de bulles technologiques capables d’enfler sans contrainte.» Et lorsque se développent des dispositifs financiers nourris par les promesses, qui vont de l’argent public au capital-risque, la crédibilité de la projection devient plus importante que sa réalisation.

«Pouvoir symbolique»

Dans toutes les disciplines dites «innovantes», l’emballement devient presque mécanique et on peut s’interroger sur le devenir de la recherche fondamentale, celle du temps long. «On est dans une société du spectacle, performative, publicitaire, où l’important n’est pas de faire les choses, mais de les annoncer et de s’en gargariser, observe Anne-Laure Boch. Tout le monde entre dans le jeu de ces promesses souvent délirantes. Et celui qui en fait moins est vu comme n’ayant pas d’ambition, pas d’imagination.» Arnaud Saint-Martin renchérit : «La notion d’innovation entraîne une prise de pouvoir symbolique par les ingénieurs et les technologistes. Elle est aujourd’hui extrêmement présente dans le monde de la recherche. Une innovation est une invention qui peut trouver un marché, on sort du registre de la connaissance.» C’est que la connaissance pour la connaissance, ça ne promet pas grand-chose. Mais est-il encore possible d’imaginer une science sans débouché ? «Il faut regarder dans le passé et constater que les plus grandes découvertes n’étaient pas liées à un système de progrès technique, rappelle Anne-Laure Boch. Newton n’a pas découvert la gravitation universelle pour nous permettre de voler. Les grandes découvertes, jusqu’au début du XXe siècle, ont été faites sans espoir d’améliorations techniques.» Lorsque Max Planck découvre en 1900 l’équation donnant la répartition du rayonnement émis par un corps noir - en gros, le changement de couleurs, rouge, jaune orangé, puis blanc bleu, d’un tisonnier en métal qu’on chauffe intensément -, il n’a aucune raison de penser qu’il vient d’amorcer la révolution de la physique quantique, celle qui est à l’origine d’à peu près toute la technologie moderne. Anne-Laure Boch continue : «Il se pourrait que cette volonté utilitariste ait un rôle un peu stérilisant. Ça nous prive peut-être de choses qui défient l’imagination puisque notre imagination est sans cesse accrochée à des objectifs prédéterminés. Attention, il ne s’agit pas d’affirmer qu’on pourrait découvrir des choses utiles en ne pensant pas à l’utilité. Ce serait beau, aussi, de revenir à une science qui n’est pas faite pour être utile.»

«Dans un monde fini…»

Dans cet avenir radieux qui se dessine lorsqu’on assemble toutes les perspectives enthousiasmantes du progrès, il y a tout de même quelque chose qui cloche. Un détail peut-être, une petite alarme qui résonne lorsqu’on nous parle des merveilles qui nous attendent et que résume Anne-Laure Boch : «Dans un monde fini, les promesses infinies ne pourront pas se réaliser.» Ce sont alors deux visions qui s’affrontent, qui se basent toutes deux, chacune à sa manière, sur la science. «On voit clairement d’un côté ceux qu’on appelle les "prophètes de malheur", comme les collapsologues au succès grandissant, et de l’autre les "cornucopiens", qui voient la technologie comme une corne d’abondance, constate Philippe Bihouix. C’est en réalité une opposition qui remonte aux années 50. On commence alors à entendre le discours des lanceurs d’alerte écologistes, qui viennent souvent des sciences dures et qui se basent sur la conjonction de l’explosion démographique et de la consommation par personne pour prédire des chocs violents liés à l’enfoncement inéluctable des limites planétaires. On ne parle pas encore, à l’époque, de dérèglement climatique. En face, des économistes et des futurologues vont mettre en avant ce qui est, selon eux, un paramètre majeur : le progrès technologique.» Le débat est très virulent jusqu’au début des années 80, avant de s’estomper avec la fin de la guerre froide. «Puis, au milieu des années 2000, avec la Chine qui devient le moteur économique du monde, le prix des ressources redécolle et le débat sur la finitude de la planète revient sur le devant de la scène.» Mais aujourd’hui, même les très sérieuses projections du Giec, basées sur des données difficilement contestables, ne semblent pas pouvoir mettre à mal la croyance en un deus ex machina capable de tout résoudre. Philippe Bihouix : «Il faut pourtant se poser la question : le progrès technologique va-t-il pouvoir repousser indéfiniment les risques de pénuries alimentaires, d’eau, d’énergie fossile, de ressources métalliques, et en plus réparer les conséquences de la pollution et du dérèglement climatique ?» Ça, ce sont les nouvelles promesses, celles notamment de la géo-ingénierie qui veut influer sur le climat de manière positive. C’est porteur d’espoir, les financements suivront.
Les projections technoscientifiques ont donc, finalement, un impact qui dépasse de loin la simple fascination populaire pour un futur de science-fiction. Elles façonnent la société en devenir par les orientations stratégiques qu’elles induisent. Et cette privatisation des avenirs possibles se passe généralement bien loin de toute concertation démocratique. «Les débats sur les sciences se déroulent souvent dans un cadre de réaction face à une dérive, à une application nocive, qui affecte directement les citoyens, mais ils n’évoquent que rarement ce qui se passe en amont, observe Annick Jacq. Quels choix scientifiques ont été faits ? Comment la science est-elle orientée ? Ces questions-là, on n’arrive pas à les faire entrer dans le champ citoyen.» Arnaud Saint-Martin fait un constat similaire : «S’agissant de l’avenir du spatial, on ne demande jamais leur avis aux citoyens. Ou alors, c’est un avis qui a été préparé, qui a été conditionné par la propagande, au sens technique du terme. On n’attend vraiment pas grand-chose du public, si ce n’est de l’admiration et de l’amour.»
Le 4 septembre, l’Inra a annoncé que des chercheurs avaient réussi à reconstituer la séquence du génome du petit pois. Le lendemain, le bandeau d’une chaîne d’information en continu expliquait que cette découverte allait permettre «de lutter contre la faim dans le monde et le réchauffement climatique».

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