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Luc Frémiot, à Lyon, le 19 décembre.
Photo Félix Ledru pour Libération
L’ex-procureur de Douai, Luc Frémiot, revient sur une année marquée par la mobilisation contre les féminicides. Il appelle à inverser le «logiciel» de prise en charge des conjoints ou ex violents.
Suppression des mains courantes au profit du dépôt de plainte, éloignement et suivi psychologique des conjoints ou des ex dès les premiers gestes violents… Nommé procureur de la République à Douai (Nord) en 2003, Luc Frémiot a fait de sa juridiction, pendant plusieurs années, un territoire précurseur en matière de lutte contre les violences conjugales, en instaurant des protocoles innovants et efficaces. Résultat : un taux de récidive abaissé à 6 %. L’homme a également marqué les esprits en 2012, alors qu’il était avocat général, en requérant l’acquittement d’Alexandra Lange pour légitime défense. La jeune femme, battue pendant douze ans par son mari, avait tué celui-ci alors qu’il tentait de l’étrangler. Désormais installé à Lyon, le magistrat honoraire revient avec Libération sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Un enjeu sociétal et politique majeur, au cœur de l’année écoulée.
Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux violences intrafamiliales ?
Tout naturellement. Lorsque j’ai été nommé à Douai, j’avais derrière moi de longues années de cours d’assises, pendant lesquelles j’ai pu constater que des féminicides - on n’employait pas encore le terme - auraient pu être évités. On retrouvait la trace de mains courantes ou de plaintes classées. On n’avait pas assez prêté attention aux appels au secours de ces femmes, qui se terminaient sur la table d’autopsie.
C’est souvent quand on se trouve à proximité immédiate de la douleur que vient l’envie d’agir. Je me souviens d’une affaire, c’était dans un petit café de campagne à Berck-sur-mer, dans le Pas-de-Calais. Dans la chambre attenante au bar se trouvait le corps d’une femme, tuée d’une décharge de chevrotine. Son livre était encore ouvert sur la table de nuit, la lumière allumée. Elle avait quitté son compagnon quelques semaines auparavant…
Vous avez alors décidé, entre autres, la suppression des mains courantes et l’éviction des conjoints violents de leur domicile. Pourquoi ?
Je considérais que ma fonction de procureur était de mener une vraie politique pénale. Je suis parti d’un constat de bon sens : qu’est-ce qui ne va pas ? Les parquets ne sont pas toujours prévenus des faits de violences intrafamiliales, car policiers et gendarmes prennent encore trop souvent des mains courantes. Pourtant, on le sait, ça ne sert à rien : elles ne sont pas portées à l’attention du procureur et ne donnent lieu à aucune poursuite. J’ai donc supprimé les mains courantes sur mon ressort. D’autant que, bien souvent, on explique très mal les choses aux victimes : elles pensent déposer plainte, s’attendent à ce qu’une enquête soit ouverte… Or, si elles voient que rien n’est fait, elles ne reviendront pas.
Autre constat d’évidence : il faut traiter ces affaires très rapidement. Dès la plainte, l’auteur doit être entendu en garde à vue, éloigné du domicile familial et placé dans un centre où il pourra être encadré par des psychiatres et des psychologues. Ce n’est pas aux femmes de fuir avec leurs enfants, en pleine nuit, pour trouver un refuge… Le fait de vouloir multiplier à l’infini des places en foyer d’accueil pour les victimes n’est pas une bonne chose. Ce ne peut être qu’une solution précaire. Il faut inverser le logiciel.
Vous défendez depuis longtemps la création de centres dédiés à l’accompagnement de ces hommes violents… Une proposition retenue à l’issue du Grenelle sur les violences conjugales.
Tout à fait. Dans mon ressort, faute de centre spécialisé, je plaçais les auteurs dans un foyer d’hébergement pour SDF, avec un suivi psychiatrique et psychologique. Ces petits tyrans domestiques se retrouvaient à cohabiter avec des gens qui n’ont rien. Après quelques jours, on leur disait : «Mais pourquoi t’es là, toi ?» Des gens vous posent des questions, vous remettent en cause. Quand je n’avais plus de place dans ce foyer, j’envoyais ces hommes chez des amis ou en famille. On a constaté que plus de 50 % des auteurs qui récidivaient étaient ceux qui n’étaient pas passés par le foyer. En famille, on les conforte dans un statut de victime, on compatit… En revanche, s’ils sont pris en main dans des centres spécialisés, un début de prise de conscience peut s’amorcer.
L’une de vos principales critiques réside dans le fait qu’on ne travaille pas assez en amont de ces violences pouvant aboutir à des féminicides…
Comme d’habitude, on traite trop souvent les conséquences, et non les causes. C’est la même chose en matière de délinquance des mineurs. Les mesures ne sont appliquées que par effet de seuil : on ne bouge pas aux premières gifles, on attend l’incapacité totale de travail (ITT). Pourtant, il faut absolument intervenir le plus vite possible. Dès les premiers coups, avant même l’audience pénale, les auteurs doivent être orientés vers des structures sanitaires et sociales où ils pourront être pris en charge par des gens formés. Ces hommes doivent être amenés très tôt à réfléchir sur ce qui les fait basculer, sur les origines de leur violence. Le travail sur le passage à l’acte est fondamental. Plus on tarde, plus les victimes s’enferment dans cette relation d’emprise et culpabilisent, et plus les auteurs, eux, prennent confiance et font preuve d’un sentiment d’impunité. Cette année, une vieille dame a été tuée par son compagnon parce qu’elle lui aurait servi une soupe trop chaude. Vous vous rendez compte ? Nous devons donner à ces auteurs des «clignotants» pour qu’ils soient capables, par exemple, de quitter la pièce dès qu’ils sentent qu’ils sont violents.
En novembre, l’inspection générale de la justice a rendu public un rapport sur le traitement des féminicides commis en 2015 et 2016. Accablant, il pointe de nombreux dysfonctionnements. Quel regard portez-vous sur ce rapport ?
J’en suis très satisfait, car il reprend dans ses recommandations l’intégralité des propositions que je défends depuis longtemps. Mais c’est un rapport particulièrement alarmant. Il en ressort que la police et la gendarmerie prennent encore des mains courantes sur ces faits, entendent trop rarement les auteurs de violences, tandis que les parquets ne sont pas assez dynamiques et classent sans suite une grande majorité des plaintes… Les parquets doivent s’investir davantage, donner l’impulsion. La direction des affaires criminelles et des grâces pourrait exiger un état des lieux trimestriel : celui-ci recenserait le nombre de plaintes, ce qu’il en a été fait… Il faut mettre en place plus de vérifications, travailler en réseau avec les juridictions. Notre garde des Sceaux, à mon sens, n’a pas pris la mesure du problème. Il y a une sorte de confiance aveugle octroyée aux parquets. La confiance n’exclut pas le contrôle.
Vous aviez, à de multiples reprises, critiqué vertement le Grenelle. Etes-vous désormais plus convaincu ?
J’étais très critique et pessimiste en amont, notamment à propos de certaines déclarations de [la secrétaire d’Etat à l’égalité femmes-hommes] Marlène Schiappa. J’ai mené une campagne de pressions sur le gouvernement, car je continue à penser que l’on mène les choses à l’envers. Aujourd’hui, je dois reconnaître que je suis agréablement surpris. Les mesures avancées peuvent être efficaces s’il y a effectivement une volonté sur le terrain de les mettre réellement en application. Prenons les ordonnances de protection, qui sont une excellente procédure et un dispositif efficace. Pourquoi ça ne fonctionne pas dans certains ressorts ? Parce que certains juges aux affaires familiales craignent d’être manipulés, pris en otage, se montrent réticents à délivrer une ordonnance de protection et préfèrent préserver le lien parental. Mais on ne peut pas être un homme violent et un bon père. Etre magistrat, c’est prendre des décisions. Il faut faire prendre conscience aux magistrats de l’importance de leur rôle.
Le 18 décembre, le Parlement a définitivement adopté le bracelet anti-rapprochement, ce dispositif de géolocalisation permettant de tenir éloignés les conjoints ou ex. Que pensez-vous de cette mesure ?
C’est une très bonne chose, à condition, là encore, qu’on place ce bracelet dès le départ. Il ne faut pas attendre l’audience pénale, et éviter à tout prix les contacts. Sinon l’auteur aura tout le loisir de recommencer ou de faire pression en vue du procès. Le temps est l’ennemi des victimes.
Et la levée du secret médical, qui fait débat ? En cette fin décembre, l’ordre des médecins s’est finalement montré favorable à une levée partielle du secret face à des cas de «danger vital immédiat»…
Au début, cette mesure m’a paru une fausse bonne idée. Les médecins sont parfois les derniers confidents des femmes battues : si elles savent qu’il existe une possibilité que leur parole soit trahie, elles risquent de ne plus y aller et de ne plus parler. Et ce serait vraiment catastrophique. Mais la proposition restrictive de l’ordre des médecins me paraît bonne : si vous voyez une femme couverte d’hématomes ou de fractures, évidemment qu’il faut agir. Après, on revient toujours au même point, à l’importance de travailler en réseau et de communiquer : derrière ce signalement, il faut que les services de police et de gendarmerie suivent, que le procureur se saisisse. Si le médecin téléphone et que les forces de l’ordre répondent qu’elles ne peuvent rien faire si la victime ne porte pas plainte, on retourne à la case départ.
En matière de lutte contre les violences faites aux femmes, quel bilan peut-on tirer de l’année 2019 ?
C’est une année catastrophique : le nombre de féminicides est effrayant [supérieur, selon l’AFP, au bilan de 2018 qui était de 121 femmes tuées, ndlr] et ne peut que nous interpeller. Même au sein des institutions, une conception archaïque de la femme, une espèce de machisme persistent, qu’on retrouve encore dans certains procès-verbaux ou à l’accueil de police ou de gendarmerie.
Ce fut aussi une année de mobilisation collective sans précédent, une année où la parole des femmes a continué à se libérer, dans certains milieux comme le cinéma français…
Oui, nous avons pris conscience que nous sommes arrivés au bout d’un système sociétal qui ne fonctionne plus et n’est plus supportable. C’est la raison pour laquelle nous avons une occasion de repartir du bon pied. Il est très positif et important que des milliers de femmes défilent dans les rues : c’est une forme de pression de l’opinion publique. Et les grandes évolutions de jurisprudence viennent, en général, de pareils mouvements sociologiques. Mais je suis très gêné par #MeToo ou #BalanceTonPorc, car ces mouvements mélangent tout : le harcèlement de rue, le harcèlement sexuel, le sort d’une femme battue toute la journée par son mari ou celui d’une victime de viol. Ces mouvements de libération de la parole partent de bonnes intentions mais produisent des effets pervers qui peuvent remettre en cause les fondements de notre démocratie. Si on peut aujourd’hui, en raison de la carence des institutions et des pouvoirs publics sur le sujet, jeter des noms en pâture sur les réseaux sociaux sans le moindre contradictoire, piétiner la présomption d’innocence… Je suis un juriste, j’estime qu’il doit y avoir une enquête derrière tout cela. Quand on vous traite de violeur, de harceleur, même si vous êtes innocenté par la suite, c’est trop tard. On ne se relève pas de ces choses-là. Si la passivité des institutions et des pouvoirs publics se perpétue, nous allons arriver à une forme de justice privée. L’institution doit réagir, s’emparer du sujet des violences faites aux femmes.
Des pistes pour 2020 ?
Le premier objectif à mes yeux est que les plaintes soient systématiquement prises par les services de police et de gendarmerie, puis instruites par les parquets. Les prochaines années seront déterminantes : on fabrique des enfants, victimes et otages de ces violences conjugales, qui risquent d’être complètement déconnectés des relations normales entre parents et enfants. Je ne supporte pas, et c’est ce qui fonde cette révolte en moi, cette indifférence et cette passivité condamnables face à des enjeux considérables. Qu’y a-t-il de plus important que l’avenir d’un enfant ?
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