Pour Ryan Rucker, père de famille à Vacaville, en Californie, le rendez-vous hebdomadaire à ne rater sous aucun prétexte est le mercredi matin, vers sept heures. Pour Rosanne Sweeting, qui vit sur l’île de Grand Bahama [aux Bahamas], c’est deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, entre 6 heures et 8 h 30. Et pour Whitney Schlander, de Scottsdale, en Arizona, c’est le mardi à 7 h 30.
Ces jours-là, le silence matinal est rompu par le “bip, bip” du camion-poubelle qui s’avance dans la rue et, surtout, par les braillements de leurs enfants qui les supplient de venir dehors avec eux pour dire bonjour au camion, ou simplement le regarder avec les yeux écarquillés d’admiration soulever majestueusement la poubelle et faire disparaître les ordures.
La fille de Ryan, Raegan, 3 ans, emmène ses peluches avec elle. Cassidy Sweeting, 4 ans, embauche sa mère pour distribuer des barres de céréales et des bouteilles d’eau aux trois éboueurs. Finn Schlander, 3 ans, a invité le chauffeur du camion à sa fête d’anniversaire (il n’a pas pu venir, mais les camions-poubelles étaient partout sous la forme de décorations).

Fascination généralisée

Les enfants ont toujours été fascinés par les véhicules qui emportent les ordures (le père de Finn voulait lui-même être chauffeur de camion-poubelle lorsqu’il serait grand, confie son épouse), et cette fascination généralisée s’exprime de multiples façons, parfois surprenantes.
L’entreprise de collecte des ordures ménagères Waste Management, par exemple, vend sur son site Internet un camion-poubelle en jouet identique aux vrais, logo compris, et on lui demande souvent si elle a aussi des déguisements et des accessoires de fête pour enfants.
Certaines mairies et entreprises du secteur ont établi des consignes de sécurité à l’intention des parents qui ont des enfants particulièrement fans de camions-poubelles.
Dites-leur bonjour par la fenêtre ou depuis votre porte, en respectant une distance de sécurité d’au moins six mètres. S’ils vous voient, nos chauffeurs vous répondront !”
Le présentateur de Blippi, une émission pour enfants diffusée sur YouTube qui compte 6,5 millions d’abonnés, a écrit une petite chanson entraînante sur les camions-poubelles qui peut vous persécuter toute la journée : “Some are blue, some are brown, and some are green / And wouldn’t you know it, there are some that can pick up recycling !” [“Certains sont bleus, certains sont marron et d’autres sont verts / Et il y en a même qui prennent les poubelles de tri !”). Au moment où j’écris ces lignes, elle enregistre le nombre ahurissant de 31,8 millions de vues.
J’ai moi aussi nourri une passion pour les camions-poubelles quand j’étais petite. J’allais dans la chambre de mes parents, qui donnait sur la rue, regarder le bras robotisé sortir du camion (il faisait un peu peur), saisir notre poubelle, la soulever et la retourner pour faire tomber son contenu. Et je me souviens encore de l’état d’excitation dans lequel me mettait ce spectacle.
Mais pourquoi les bambins de toutes les générations éprouvent-ils autant de fascination pour la collecte des déchets ? J’ai demandé à des enfants, des parents, des spécialistes du développement de l’enfant, des professionnels de la gestion des déchets et même au créateur d’une émission pour la jeunesse, dont l’un des héros est un camion-poubelle qui parle, de m’aider à résoudre ce mystère. Ensemble, cahotant et bringuebalant, nous sommes parvenus à une théorie générale sur les raisons de la folie du camion-poubelle chez nos chers petits.

Routine

Le camion-poubelle de mon enfance était ce que les professionnels appellent un “camion-benne à chargement latéral”, muni d’un seul gros bras articulé. Lorsque j’ai raconté avec emballement à Whitney Schlander que ce véhicule avait commencé à sillonner les rues de Scottsdale il y a 50 ans, j’ai découvert avec stupéfaction que Finn et elle le savaient déjà : “Nous sommes allés à l’usine de traitement des déchets l’année dernière, m’a-t-elle dit en riant, et ils ont le tout premier”. Aux États-Unis, il y a d’autres types de camions-poubelles : certains ont une fourche à l’avant pour soulever les gros conteneurs, d’autres ont encore besoin d’hommes pour prendre les poubelles, les vider et les remettre à leur place.
Lorsque j’ai demandé à Sheila Williams Ridge, professeur en sciences de l’éducation et spécialiste de la petite enfance à l’Université du Minnesota, si elle pouvait me dire pourquoi les enfants aiment tant les camions-poubelles, elle a pensé à sa propre fille, qui a maintenant 21 ans.
Quand sa fille était petite, m’a-t-elle dit, voir le camion-poubelle arriver toutes les semaines était une chose à la fois extraordinaire et, d’une certaine façon, rassurante : “Les humains ont toujours aimé s’accrocher à une routine, m’a-t-elle expliqué.
Mais chez les enfants, les souvenirs ne perdurent pas longtemps. Lorsque nous voulons qu’un enfant de 3 ans mette des affaires de ski, il dit souvent qu’il ne sait pas le faire. On peut lui dire qu’il les a déjà mises l’année précédente, mais pour lui, c’était il y a très longtemps. Il ne se rappelle pas avoir vu la neige lorsqu’il avait deux ans. C’est encore une nouveauté pour lui. Voir une chose se produire toutes les semaines à la même heure, et surtout une chose un peu ‘magique’, renforce le sentiment de familiarité avec le monde et donne aux enfants un événement à attendre avec impatience.”
De plus, ce que fait le camion a un air d’interdit. Pour Sheila Williams Ridge, on empêche les enfants de tout salir à la maison et à l’école, mais (ou peut-être à cause de cela) “les enfants adorent tout jeter. Alors lorsqu’ils voient un camion venir, justement, tout jeter et que tout le monde est content, ils se disent : ‘Moi aussi c’est ce que je veux faire ! Eux, on les laisse, et pas moi !’”. Il en va de même pour ce qui est de faire du bruit. “Je crois que l’une des raisons pour lesquelles ils aiment les gros camions, les voitures de police, les camions de pompiers et les chasse-neige, a-t-elle ajouté, c’est qu’ils font beaucoup de bruit et personne ne s’en plaint.”
Je me suis ensuite tournée vers Guy Toubes, le créateur du dessin animé The Stinky & Dirty Show, sur Amazon Prime, dont les héros sont une tractopelle, Dirty, [qui signifie “sale”] et un camion poubelle, Stinky [“qui pue”]. Je me suis dit qu’il devait sûrement avoir une idée de ce qui rend les camions-poubelles si fascinants. Et il en avait une.
“Les enfants trouvent les trucs qui sentent mauvais rigolos”, m’a-t-il dit pour commencer. Selon lui, ils aiment faire les coquins en parlant de choses dégoûtantes et en disant qu’elles puent. Il en a eu une belle démonstration lors de l’avant-première de son dessin animé : deux petites filles se tordaient de rire à chaque fois qu’un personnage disait “Stinky”. “Et à chaque fois, elles répétaient ce mot encore et encore.”
Toubes m’a également fait remarquer que les camions-poubelles et les tractopelles – et les chasse-neige, les camions de pompiers, les balayeuses, etc. – ont une façon bien particulière de se déplacer. Même si un enfant est habitué aux autobus et aux voitures, il sera fasciné par le mouvement du bras de préhension d’un camion poubelle ou du godet d’une tractopelle parce que c’est une chose insolite.

Énormes animaux

Si l’on ajoute à cela le fait que les enfants voient souvent tous les véhicules quels qu’ils soient comme d’énormes créatures vivantes (“Ils ont des lumières qui ressemblent à des yeux, et il est donc facile de leur donner un visage”, a souligné Toubes), il n’est pas étonnant que certains assimilent les camions-poubelles à d’énormes animaux sortis d’un zoo qui leur rendent visite.
Mais Toubes et moi avons très vite convenu que les camions-poubelles peuvent être fascinants aussi pour les adultes, parce que ce qu’ils font a un fort impact visuel. Toubes est lui-même père d’un ex-fan de camions-poubelles : “Mon deuxième fils ne pensait qu’à ça, et quand on lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard, il répondait : ‘Camion-poubelle’. On lui disait : ‘Tu veux conduire un camion-poubelle ?’Et il disait : ‘Non, je veux être le camion’.” Mais lorsque son fils courait à la fenêtre pour regarder le ramassage des ordures, Toubes le rejoignait : “Je me mettais à côté de lui pour regarder. En fait, c’est très intéressant à voir.”
Je connaissais donc désormais les théories des experts. Mais il me restait encore à consulter les deux plus grandes autorités en la matière : les enfants et les chauffeurs des camions-poubelles. Je me suis d’abord adressée à Rene Vesi, chauffeur pour Waste Management à Portland, en Oregon. Son amitié avec un petit garçon autiste a fait l’objet d’un article paru dans un journal local un peu plus tôt cette année.
Je lui ai demandé s’il avait beaucoup de jeunes admirateurs et amis. Il m’a répondu que leur nombre était suffisamment grand pour qu’il considère que “rendre les gamins heureux” faisait partie de son travail. Et il ne veut surtout pas les décevoir. “Il y a des enfants sur presque toutes nos tournées, m’a-t-il expliqué dans un e-mail. Les mamans viennent sur le pas de leur porte avec leur bébé dans les bras, les petits attendent à la fenêtre et parfois c’est toute la famille qui sort pour nous regarder et nous saluer. Ça donne l’impression d’être une rock star.”
Vesi est largement d’accord avec Toubes sur les raisons d’un tel enthousiasme : “Les gamins adorent les lumières et toutes les parties mobiles, écrit-il. Pour eux, c’est comme si un Transformer venait leur rendre visite.”

Les peluches au spectacle

J’ai ensuite décidé de demander à une petite fille, Raegan Rucker, pourquoi elle aimait tant les camions poubelles. L’explication ultime résidait-elle dans l’enthousiasme qu’ils provoquent sans coup férir ? Dans l’attente fiévreuse de leur venue ? Dans le déversement du contenu des poubelles ? Dans le côté puant et dégoûtant ? Ou était-ce parce qu’on peut leur prêter des traits humains ? Ou que, comme Toubes et moi l’avions admis, et d’ailleurs quasiment tous les adultes de cette histoire, quel que soit l’âge qu’on a, on trouve les camions-poubelles “trop cools” ?
Que nenni. Ce que Raegan préfère dans le rituel du camion-poubelle, c’est voir un visage familier et amical apparaître devant chez elle. Elle adore “sortir dehors avec ses chaussettes”, m’a-t-elle dit, montrer le camion du doigt pendant qu’il approche et “boire du lait dehors”. Elle emmène parfois ses peluches voir le spectacle, ou elle va sur la balançoire que ses parents ont installée devant la maison exprès pour regarder le camion-poubelle. Mais surtout, elle adore attendre que le chauffeur s’arrête pour lui dire bonjour.