Le politiste David Djaïz explique que la crise démocratique actuelle n’est pas « l’expression d’un simple moment populiste », mais bien le retour d’un effet de balancier qui remonte à la fin des « trente glorieuses », époque au cours de laquelle la démocratie commença à être bridée.
Normalien et énarque, David Djaïz est haut fonctionnaire et enseignant à Sciences Po. Dans Slow démocratie (Allary Editions, 320 pages, 20,90 euros), il invite à reprendre le contrôle d’une « mondialisation débridée », qui a nui à la démocratie et à la justice sociale. Pour ce jeune essayiste, né en 1990, il est urgent de remettre la nation au cœur de l’agenda politique. Meilleure garante des solidarités, celle-ci reste le cadre essentiel de la démocratie.
Dans votre livre « Slow démocratie », vous rappelez que capitalisme et démocratie ont été solidement amarrés pendant les « trente glorieuses », avant de divorcer… Pourquoi ?
En dépit d’immenses bouleversements (exode rural, participation accrue des femmes au marché du travail, élévation du nombre de diplômés du supérieur), les « trente glorieuses » [1945-1973] restent dans notre imaginaire une période de grande stabilité et de prospérité. Pourquoi ? Parce que l’Etat-nation jouait un rôle central de régulation et de stabilisation du système.
Dans l’économie faiblement mondialisée d’alors, l’Etat pouvait activer des leviers de commande efficaces, comme les salaires. La fixation du smic est l’illustration de ce volontarisme de l’Etat. Pendant les « trente glorieuses », ce pilotage a entretenu un cercle vertueux où salaires et productivité augmentaient de concert. Dans le même temps, la population était de mieux en mieux assurée contre les risques de toute nature, grâce à la montée en puissance de la protection sociale. Enfin, les « trente glorieuses » sont une période de grande vitalité démocratique, avec un taux de participation aux élections de 80 % en moyenne dans les pays d’Europe de l’Ouest. Tout change à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Que s’est-il passé ?
Il y a eu une double surchauffe. Surchauffe sociale, d’abord. En mai 1968, on se révolte contre le patriarcat, la verticalité du pouvoir, la société de consommation, le fordisme dans les usines, etc. Une génération d’intellectuels conservateurs, dont Michel Crozier et Samuel Huntington, théorise alors « une crise de la démocratie » : celle-ci serait devenue ingouvernable car assaillie de demandes de tous ordres. L’analyse est faite qu’il va falloir « immuniser » une partie des politiques publiques, c’est-à-dire les éloigner du chaudron de la démocratie. En clair, pour la bonne marche du capitalisme, il va falloir moins de débats et plus d’experts, ou, pour reprendre leur expression, « une certaine dose d’apathie et de non-participation ».
Et la seconde surchauffe ?
C’est une surchauffe économique. Embourbés dans la guerre du Vietnam, les Etats-Unis accusent un double déficit, public et commercial. Pour tenter d’y remédier, le président Nixon décide, en 1971, de sortir du système monétaire international hérité de Bretton Woods, dont le pivot était l’ancrage du dollar sur l’or. On entre dans un système de changes flottants. Deux ans plus tard arrive la crise pétrolière. Ces deux événements marquent un nouveau cycle économique dominé par la « stagflation » : une croissance atone sur fond d’inflation.
Pour en sortir, les économistes néolibéraux font la même analyse que Crozier : il faut « refroidir » un système économique en surchauffe, et donc éloigner les grandes instances qui régulent l’économie du chaudron démocratique. L’indépendance des banques centrales répond à cette exigence : on confie un mandat à un technocrate indépendant, et donc insensible à la demande sociale, pour pratiquer les politiques monétaires restrictives qui vont dompter l’inflation. Le succès de Paul Volcker, disparu récemment, à la tête de la Fed en est un bon exemple.
« Le bridage de la démocratie réside dans une formule simple : on a substitué des règles disciplinaires, plus ou moins contraignantes, à la délibération démocratique »
On arrive donc, dans les années 1980, à un renversement de paradigme : après les « trente glorieuses », où le capitalisme était dompté et la démocratie « illimitée » (selon le mot de Friedrich Hayek [1899-1992]), on inverse les priorités : le nouveau mot d’ordre est de brider la démocratie – pour mieux débrider le capitalisme. Ce bridage de la démocratie réside dans une formule simple : on a substitué des règles disciplinaires, plus ou moins contraignantes, à la délibération démocratique : « Vous ne devez pas dépasser tel niveau de déficit, tel niveau d’inflation… » La règle de droit va remplacer la décision politique dans un grand nombre de domaines. Une partie de la démocratie est, ce faisant, placée en pilotage automatique.
Cette double surchauffe, sociale et économique, dont vous parlez est-elle à l’origine de la crise démocratique que nous vivons aujourd’hui ?
C’est plutôt le bridage de la démocratie, consécutif au diagnostic d’une surchauffe, qui amène à bas bruit la crise démocratique. Sur la période 1980-2016, on assiste à une baisse du taux de participation aux élections, à un recul dans les urnes des partis de gouvernement, à une augmentation de la volatilité électorale ainsi qu’à un effondrement du nombre de militants dans les partis politiques. Cela vient d’un sentiment de dépossession démocratique qui est fondé et légitime, à quoi s’ajoute la stagnation démoralisante du niveau de vie des classes moyennes occidentales depuis trente ans.
Selon vous, cette crise démocratique ne serait donc pas un simple dérèglement passager, mais la conséquence logique de quarante ans d’une mondialisation libérale à marche forcée…
Oui. Comme la crise financière de 2008, la crise démocratique actuelle vient de loin. Elle n’est pas l’expression d’un simple moment populiste, d’une folie passagère. Elle est le retour de balancier prévisible d’une période durant laquelle on a trop bridé la démocratie. Il y a une volonté de reprendre le contrôle, de reprendre son destin en main, fût-ce en sacrifiant l’Etat de droit et les libertés – assimilés injustement aux « régulations disciplinaires ». « Take back control », disaient les partisans du Brexit au moment du référendum. Tout l’enjeu – et c’est la question à laquelle j’essaie de répondre dans mon livre – est de savoir comment reprendre le contrôle, mais d’une manière intelligente, pour éviter le chaos populiste.
Comment réconcilier capitalisme et démocratie dans le cadre de la mondialisation ?
On a fait une erreur. Quand l’économie a commencé à se mondialiser, à partir de la fin des années 1970, les meilleurs économistes comme Paul Samuelson [1915-2009] nous avaient prévenus : plus on augmentera l’intégration commerciale et financière mondiale, plus il faudra faire un effort de redistribution nationale, parce que les gains vont être très importants pour certains groupes sociaux et certains territoires, mais les pertes très élevées pour d’autres. En d’autres termes, plus la mondialisation va s’accélérer, plus il faudra renforcer les structures nationales. Mais on a fait exactement l’inverse. On a affaibli les armatures de puissance publique au profit d’un laisser-faire généralisé.
« Les nations sont là pour amortir les chocs, elles sont les écluses de la mondialisation »
Il est donc urgent de rétablir la puissance publique, mais pas comme le font les populistes. Nous n’avons surtout pas besoin d’une réhabilitation virile, creuse, de la nation – telle que la propose le souverainisme intégral. Il faut au contraire être pragmatique, pour remettre aux bons échelons les bonnes doses de puissance publique. La mondialisation a creusé les inégalités à l’intérieur des sociétés industrialisées, et plus récemment les fractures territoriales. Dans ce contexte, l’Etat-nation doit redevenir central, car il est le seul capable d’assurer la redistribution mais aussi, en amont de la redistribution, une plus grande égalité de dotations entre individus. Les nations sont là pour amortir les chocs, elles sont les écluses de la mondialisation.
Le populisme est-il la conséquence d’une mondialisation mal maîtrisée ?
La nation est une matrice centrale dans la construction de nos identités. Je vais même plus loin : elle est de plus en plus centrale. Dans un monde où s’affaiblissent les grandes structures collectives que sont les partis, les syndicats ou les Eglises, les gens ont besoin d’avoir des identités collectives auxquelles se référer. Dans ce contexte, non seulement le sentiment national résiste, mais il progresse, comme le montrent les enquêtes World Values Survey. C’est un phénomène que la classe dirigeante a totalement manqué, parce que les élites privilégient des sociabilités transnationales. Or, pour la majorité des gens ordinaires, la nation reste une évidence. Alors, quand un leader populiste se propose de relever le drapeau tombé à terre, cela a une force de séduction massive…
L’idée de nation a été longtemps délaissée, notamment par la gauche…
« La nation est un espace public de discussion, de résolution collective des problèmes »
Dans les années 1980-1990, il y a eu un enthousiasme, à la fois sur la construction européenne et le « gouvernement mondial ». On parlait d’espace public mondial ou européen, on était persuadé qu’on allait réconcilier le capitalisme et la démocratie à l’échelle supranationale… Cela n’a pas fonctionné. Pendant la crise de la zone euro, par exemple, on n’a pas eu un débat européen sur cette crise, on a eu 28 débats nationaux. La démocratie, ce n’est pas juste des institutions et du droit, contrairement à ce que croient les technocrates. La nation est un espace public de discussion, de résolution collective des problèmes. Or, ces problèmes, il faut les poser dans le même langage, qui suppose un imaginaire commun – en plus d’un idiome commun. Français et Allemands, par exemple, ne parlent pas toujours le même langage. Or, on ne pourra pas construire une démocratie supranationale sans poser les problèmes publics dans les mêmes termes.
Dans ce contexte, comment envisagez-vous le rôle de l’Europe ?
Nous sommes entrés dans un monde de carnivores géopolitiques, et l’Europe est un herbivore, selon le mot de Sigmar Gabriel [vice-chancelier d’Allemagne de 2013-2018 et président du Parti social-démocrate de 2009-2017]. Elle est trop organisée autour de la règle, qui est le plus petit dénominateur commun. La règle de droit évite de faire des dépenses, de se mettre d’accord sur un projet politique substantiel ou encore de parler de puissance, un mot dont on a un peu honte sur notre continent… Or l’Europe doit devenir une véritable puissance, capable de faire des investissements pour préparer l’avenir, dans l’intelligence artificielle, les énergies renouvelables ou encore la recherche fondamentale. Le débat entre souverainisme et fédéralisme est une impasse datée ; il faut le dépasser au profit de la « double démocratie » dont parlent Michel Aglietta et Nicolas Leron : une démocratie nationale vivace mieux connectée à une Europe-puissance productrice de biens publics.
Comment analysez-vous la crise des « gilets jaunes » ? Ce type de phénomène a-t-il vocation à se démultiplier ?
Dans un monde où les salaires des classes moyennes sont bloqués à cause de la hausse des revenus du capital et surtout de l’explosion de la rente immobilière, les salariés savent qu’ils n’ont pas grand-chose à obtenir de leur entreprise. Et donc, paradoxalement, c’est l’Etat qui se retrouve au centre du jeu, beaucoup plus que durant les « trente glorieuses » ! C’est singulier : on est dans un monde où on attend plus qu’avant de l’Etat mais où l’Etat peut donner moins, car la dépense publique est contrainte. Et, comme les équilibres économiques de la mondialisation ne profitent pas aux classes moyennes et populaires de beaucoup de pays, vous avez partout dans le monde une révolte des classes moyennes qui s’en prennent à l’élite dirigeante. C’est ce qui s’est passé en France, avec les « gilets jaunes », mais aussi au Liban, au Chili…
Un mot sur le titre de votre livre, pourquoi « Slow démocratie » ?
Face à l’accélération continue des échanges marchands qui déchire le tissu social et provoque la crise climatique, il est nécessaire de ralentir. Il faut mieux faire la part des choses entre ce qui doit être soumis au marché mondial et ce qui doit être relocalisé. De même que les dirigeants de l’après-guerre ont façonné le « capitalisme démocratique », nous devons trouver un moyen de civiliser à nouveau le capitalisme. Cela suppose de lui imposer des limites, démocratiques et écologiques, mais aussi d’imprimer une forme de décélération dans un certain nombre de domaines de la vie en société, à commencer par notre vie démocratique.
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