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vendredi 3 janvier 2020

« Le parent hyperconnecté à son portable risque de se déconnecter de son enfant »

Si on évoque souvent le danger de la surexposition des enfants aux écrans, on soulève moins le problème de l’hyperconnexion des parents, alertent les psychologues Marilyn Corcos et Brigitte Bergmann.

Publié le 3 janvier 2019

Sur le chemin de l’école à Vertou, en Loire-Atlantique, en 2016.
Sur le chemin de l’école à Vertou, en Loire-Atlantique, en 2016. LOIC VENANCE / AFP
Tribune. La surexposition des jeunes enfants aux écrans numériques est considérée par les pédiatres comme un problème de santé publique. Le chercheur au CNRS Michel Desmurget dénonçait dans Le Monde du 23 octobre 2019 le risque de « crétinisation digitale ». Mais qu’en est-il des enfants qui subissent l’hyperconnexion de leurs parents ?
Le bébé vient de voir affichée, sur le mur de la station de métro, une publicité montrant un sympathique labrador. Le petit cherche à communiquer son enthousiasme à sa mère par un gazouillis animé : il se redresse sur la poussette et lâche sa tétine. Il n’a pas encore l’âge de parler mais s’exprime avec les moyens du bord. La jeune femme lui fait face, le visage incliné vers son portable, qu’elle manipule de ses pouces agiles. Elle répond au bambin joyeux d’un sourire mécanique et replonge dans son écran. Alors le nourrisson s’éteint : son sourire s’affaisse, et l’étincelle de ses yeux s’évanouit, il s’enfonce dans son siège et tète à nouveau.

Un impact crucial

Cette scène observée réellement pourrait avoir un autre scénario. « Oh un chien ! aurait dit la maman. Et comment il fait le chien ? » « Waou ! Waou ! » auraient-ils aboyé tous deux en riant. « Et le chat, il fait comment le chat ? »… Ils auraient eu quelques instants de plaisir partagé, de langage, d’intelligence éveillée. Un bébé déçu de ne pas obtenir ce qu’il souhaite, est-ce si grave ? Lorsque ces occasions ratées se répètent trop souvent, des dizaines de fois par jour, elles se transforment en pertes.
Ces pertes évoquent ce que le psychanalyste André Green a conceptualisé sous le titre du « complexe de la mère morte » (nous dirions aujourd’hui le « complexe du parent mort »). Il a décrit par là les effets délétères de l’absence psychique du parent, quand, absorbé par sa propre dépression, il devient indisponible à son enfant. Il a montré les tentatives déçues de l’enfant qui tente en vain d’animer l’adulte et finit par renoncer en adoptant une position de repli et d’extinction des forces vives de sa personnalité.
Nous le savons, le début de la vie a un impact crucial sur le développement de l’enfant et son bien-être psychique à venir. Le plaisir partagé avec les parents participe à la vitalité psychoaffective du tout-petit et à la dynamique de sa pensée. Lorsqu’il communique avec son parent, lorsque le plaisir de l’échange est sincère et réciproque, le tout-petit jubile. Il se sent le pouvoir de toucher l’autre, et en sort renforcé. L’énergie qui circule dans les échanges bébés-adultes constitue comme un carburant pulsionnel qui irrigue tous les investissements de l’enfant, favorise ses aptitudes créatives, enrichit ses capacités relationnelles, construit son langage et accroît ses compétences intellectuelles.

Attachement compulsif

Or un vrai danger, rarement évoqué, guette les très jeunes enfants. Celui d’une altération de la relation à leurs parents induite par l’omniprésence des outils numériques entre les mains des adultes. Ils promènent leur enfant, les écouteurs vissés aux oreilles, elles allaitent tout en envoyant des textos, ils patientent en partageant une retransmission miniaturisée d’un match de foot… La génération Y, celle des digital natives, est en âge de procréer, ce sont les parents d’aujourd’hui.
Bien sûr, les jeunes parents découvrent la parentalité avec toute la joie et l’envie de bien faire des générations précédentes. L’arrivée dans les foyers de la télévision et des ordinateurs n’est pas récente. Mais aujourd’hui, la miniaturisation des outils, l’hyperconnexion en dehors de l’espace privé et les contenus infinis du Net ont créé une véritable dépendance. Toujours à portée de main, le smartphone est la prothèse indispensable des parents.
L’attachement compulsif au portable agit comme un écran venant opacifier la rencontre avec l’enfant. Lorsque les premiers sourires illuminent le visage de l’enfant ou le jour des premiers pas, le réflexe est immédiat ; les parents sortent leur mobile et filment avec empressement. Rapidement les bébés ont compris que ce petit objet si précieux était destiné à capter leur image et ils arborent un sourire figé, typique du bébé instagrammable.

Une aventure complexe

Comment se constitue le sujet en devenir alors que l’appareil photo remplace le regard bienveillant du parent ? « Le bébé se voit dans le visage de sa mère », soulignait, en 1967, le pédiatre et psychanalyste britannique D. W. Winnicott. Quand l’adulte disparaît régulièrement derrière son téléphone, il se détourne du tout-petit, qui ressent une multiplicité de lâchages. Cette insécurité fragilise le bébé confronté à des parents en pointillé.
Pour s’accorder au mieux à son bébé, le parent doit supporter une certaine déstabilisation interne, que Winnicott a appelée « préoccupation maternelle primaire ». La rencontre avec un bébé est une aventure complexe et parfois semée d’embûches. Face à l’accaparement de leur progéniture, les parents d’aujourd’hui n’ont-ils pas tendance à s’accrocher à leur smartphone comme à une bouée de sauvetage ?
Véritable doudou numérique, objet transitionnel dévoyé, le portable s’interpose sournoisement au sein de la relation parent-enfant. Le parent hyperconnecté à son portable risque de devenir un parent dé-connecté de son enfant.
Le bébé est un être profondément sociable, qui se construit dans l’échange avec son environnement. Prenons garde à ne pas appauvrir l’appétence de contact du tout-petit. Elle est une force de propulsion de sa croissance psychique, précieuse, vitale.
Marilyn Corcos est psychologue-psychanalyste au Centre médico-psycho-pédagogique Claude-Bernard et membre de la Société psychanalytique de Paris.
Brigitte Bergmann est psychologue-psychanalyste au Centre médico-psychologique Alfred-Binet, PMI Croix-Rouge et membre de Société de psychanalyse freudienne.

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