30.12.2019
En France, toutes les heures, 25 femmes sont victimes de violences infligées par leur conjoint. 121 d'entre elles sont mortes sous les coups de leur partenaire depuis le 1er janvier 2019. Longtemps tabou, ce sujet de société est jusqu'au 25 novembre au cœur de débats organisés dans tout l'Hexagone dans le cadre du premier Grenelle contre les violences conjugales lancé par le gouvernement. Face à ce fléau, l'un des enjeux est de libérer la parole des femmes. Et les généralistes ont un rôle majeur à jouer. La HAS vient de publier ses premières recommandations à destination des soignants pour les aider à repérer et à accompagner les femmes violentées. Sur le terrain, des solutions d’accompagnement se développent. La Maison des femmes de Saint-Denis, ouverte il y a trois ans, offre une prise en charge globale et fait figure de pionnière et de modèle. Cette structure fondée par la gynécologue Ghada Hatem a accepté de nous recevoir. Reportage.
Amandine Le Blanc
[Dossier paru le 18 octobre] Avec ses facades couleurs rose vif, jaune, vert, bleu et ses grandes arches en bois, la Maison des femmes de Saint-Denis (93) est facile à repérer. Coincée entre des barres d’immeubles et le centre hospitalier Delafontaine, elle apporte un peu de gaîté dans le paysage urbain… et un lieu d’accueil salutaire pour les femmes qui en passent la porte. Une fois le seuil franchi, l’impression de chaleur reste dans ce bâtiment flambant neuf à l’architecture moderne. Perchée sur la loge d’accueil fuchsia, une sculpture colorée de Niki de Saint Phalle côtoie les dessins d’enfants accrochés au mur. Des portraits de femmes illustres ornent chaque porte. Des papillons descendent du plafond vers les escaliers multicolores décorés par une fresque. L'atmosphère tranche avec la dureté des histoires des femmes accueillies dans ces lieux. Car la Maison des femmes, inaugurée en juillet 2016, a pour vocation de recevoir et de soigner les femmes vulnérables, celles victimes de violences en particulier.
Tout un village
à 9 heures ce lundi matin, la salle d’attente est déjà bien remplie. Les visages se succèdent auprès de Yolaine et Sophie, secrétaires médicales, toutes deux chargées du premier accueil. « Polyvalentes », comme l’explique Yolaine, elles sont la porte d’entrée dans la structure, le premier contact. Elles renseignent, réorientent, réalisent des entretiens pour ensuite proposer le meilleur accompagnement aux patientes. La maison se structure autour de trois unités de prise en charge : violences, planification familiale et IVG, mutilations sexuelles féminines. Pour cet accompagnement, plusieurs professionnels de santé cohabitent dans les locaux : des sages-femmes, gynécologues, chirurgiens, généralistes, psychiatres, psychologues, kinés, conseillères conjugales, ostéopathes, sexologues, psychomotriciens ou encore médecins légistes.
Cette pluridisciplinarité « est une richesse absolue », explique Sophie. Les lundis, mercredis et vendredis, des staffs permettent de discuter de certains dossiers. Ce matin, Sophie a justement besoin d’échanger avec ses collègues sur un cas spécifique, et retrouve donc Iza-Liza, assistante sociale, Karin, une psychologue à temps partiel et Roselyne, la nouvelle conseillère conjugale du centre. Sophie leur parle d’une femme de 29 ans qui la semaine précédente souhaitait porter plainte pour viol. En attente d’un diagnostic d’autisme, elle est déjà suivie par le centre médico-psychologique (CMP) de Saint-Denis. Elle a été internée trois fois, fait plusieurs tentatives de suicide et rapporte de multiples viols de différents hommes. Sophie décrit le comportement erratique et détaché de la jeune femme lors de leur entretien. « À cause de son attitude, sa plainte au commissariat ne s’est pas bien passée. Car lorsqu’elle explique ce qu’elle a vécu, elle sourit tout du long. » Ce premier récit de la secrétaire médicale permet à la psychologue d’apporter quelques éclairages. « Ce n’est pas inhabituel, souligne Karin. Par exemple, les réfugiées, souvent, ne sont pas jugées crédibles car elles racontent leur histoire comme si elles avaient été à la boulangerie. » Mais pour l’instant, il est trop tôt pour conclure quoi que ce soit sur les traumatismes vécus par la jeune femme. « Avant toute chose, il faut se mettre en lien avec ceux qui la suivent déjà au CMP », conclut la psychologue. Justement, une sage-femme de la Maison des femmes, Mathilde, travaille aussi au CMP de Saint-Denis et pourra faire le lien.
Aide juridique, permanence policière pour la plainte...
Au-delà des échanges entre professionnels, cette pluridisciplinarité permet une prise en charge globale des femmes. Le parcours d’une jeune Sénégalaise de 28 ans, rapporté pendant le staff par la psychologue, en est l’illustration. Entrée dans la structure pour une IVG, sa consultation au planning familial a dévoilé qu’elle avait été violée à plusieurs reprises par son oncle qui l’hébergeait pour ses études. Aujourd’hui en foyer avec d’autres femmes sans domicile, l’étudiante est dans une situation sociale « catastrophique ». « Elle m’a appelé car elle avait rêvé de son agresseur, elle a de plus en plus de flash-back et de cauchemars. Je pense qu’elle est prête maintenant à porter plainte, explique la psychologue. L’intensité actuelle de ses souvenirs vient du fait qu’il n’y a pas de protection, de filtre entre elle et son agresseur. » L’équipe se met d’accord pour lui réserver un créneau un prochain mercredi matin pour le dépôt de plainte. En effet, en plus d’un suivi médical, la Maison des femmes propose un accompagnement juridique avec des avocates, et chaque mercredi, une permanence policière est organisée dans les locaux pour les dépôts de plainte. L’équipe suggère aussi qu’elle bénéficie d’un groupe de parole. L’établissement en a mis en place plusieurs : sur l’excision, les violences conjugales et les violences sexuelles.
L’ensemble de ces suivis réunis au même endroit représentent un grand plus. « Les femmes sont moins inquiètes, même si elles ne se rappellent plus si elles ont rendez-vous avec tel ou tel professionnel, elles savent de toute façon que cela se passe ici », souligne Sophie. « Et le dossier médical commun leur évite de raconter 1 000 fois la même histoire, ce qui peut s’avérer difficile pour elles », ajoute-t-elle.
Soigner le corps, l'esprit et les âmes
En prolongement du parcours de soins, l’objectif de la Maison des femmes est aussi de permettre à ses patientes d’être actrices de leurs parcours et de les accompagner vers une autonomie. Au-delà des démarches légales, c’est la raison d’être de la prise en charge psychocorporelle proposée à travers différents ateliers organisés dans les locaux : danse, karaté, théâtre… Ce lundi matin, au deuxième étage de la Maison des femmes, se déroule l’atelier estime de soi avec Clémentine et Louise. L’auteure illustratrice et la photographe animent d’habitude un atelier bijouterie. Les femmes se confectionnent un bijou, sont prises en photo avec puis doivent se redessiner à partir de la photographie.
Mais depuis quelques semaines, le programme est un peu bouleversé. La douzaine de femmes présentes vont donc chanter ce matin. En décembre, elles donneront un concert à la Maison des femmes avec les morceaux qu'elles ont préparés. Après des débuts studieux autour de la professeure de chant Joby, les voix et les esprits se réveillent autour de la composition élaborée lors de la dernière session. Certaines prennent l’initiative de proposer différentes voix. « Nous sommes puissantes », « liberté », « entertaining and exciting » : les mots qu’elles ont écrits ensemble, en trois langues différentes, résonnent dans la salle et sur les murs décorés des portraits de l'architecte Zaha Hadid, la chimiste Marie Curie ou l'aviatrice américaine Amelia Earhart. La matinée de chant s’achèvera à l’unisson sur les mots d’un gospel, appropriés pour un atelier d’estime de soi : « This little light of mine, I’m gonna let it shine. »
Malgré ce moment suspendu à l’étage, le temps ne s’est pas figé au rez-de-chaussée. L’affluence de la salle d’attente a doublé, certains professionnels passent d’une salle à l’autre pour gérer des urgences, d’autres s’excusent auprès des patientes du retard accumulé. « Nous avons été un peu dépassés par la fréquentation depuis que nous avons ouvert. Nous ne pensions pas avoir autant de monde », explique Sophie. « Nous recevons de plus en plus de femmes issues du parcours migratoire, souvent à la rue, qui ont été victimes d’excisions. Elles viennent en vue d’obtenir un certificat pour pouvoir faire leur demande d’asile », détaille la secrétaire médicale.
Quelle que soit la raison de leur venue, les femmes arrivent souvent à la Maison des femmes orientées par des associations comme la mission banlieue de Médecins du Monde à Saint-Denis ou l’Amicale du Nid par exemple, mais aussi par des assistantes sociales, et parfois – mais plus rarement – par des médecins de ville. « Les généralistes peuvent être hésitants à poser la question des violences car ils ne savent pas quoi faire de la réponse. En ayant connaissance qu’une structure comme la nôtre existe, ceux qui ont été formés peuvent désormais le faire en sachant qu’ils sauront orienter leur patiente s’il le faut », conclut Sophie.
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