«Cette phrase est fausse.» Un article qui débute ainsi n’inspire pas forcément confiance, mais on prend le risque. Car si on regarde ces mots de plus près, on entre dans le monde étonnant des paradoxes. Si elle est effectivement fausse, c’est bien qu’elle est vraie, donc qu’elle est fausse, etc. C’est la version courte du paradoxe plus connu de ce Crétois qui établit, très sûr de lui, que «tous les Crétois sont des menteurs». L’autoréférence paradoxale est un des nombreux exemples que donne Maurice Milgram dans son essai Les paradoxes n’existent pas (Le Pommier, 2019). Le mathématicien, qui a fait sa carrière sur les modèles d’apprentissage et la reconnaissance de forme (il a même encadré la thèse d’un certain Yann Le Cun, devenu une référence mondiale de l’intelligence artificielle), s’intéresse depuis plusieurs années au rapport entre la langue et la logique formelle. Sous sa plume, les paradoxes perdent donc leur statut de bizarrerie récursive pour devenir des expériences de pensée destinées à mettre en lumière ce qui différencie le raisonnement, très humain, de la logique, plus mécanique.
Sur la couverture de votre livre, on trouve trois corbeaux noirs et une théière bleue. Où est la logique ?
C’est issu d’une histoire imaginée par le philosophe des sciences Carl Gustav Hempel, qui se base uniquement sur la logique formelle. En logique, dire que tous les corbeaux sont noirs et dire que tout ce qui n’est pas noir n’est pas un corbeau sont deux propositions strictement équivalentes. Du coup, selon Hempel, pour vérifier que tous les corbeaux sont bien noirs, il suffirait d’observer tous les objets non noirs autour de nous et de vérifier que ce ne sont pas des corbeaux. Une théière bleue confirme donc bien que tous les corbeaux sont noirs.
Pour continuer de mettre à mal notre intuition, vous enchaînez, dans votre livre, avec les «sorites»…
Un sorite consiste à dire que lorsqu’on enlève une pierre à un tas de pierres, on a toujours un tas de pierres. Quand on édicte une règle comme celle-là, on ne se sent pas obligé de préciser «à condition de ne pas le faire trop souvent». C’est sous-entendu. Si j’enlève 1 euro à M. Arnaud, il restera un homme riche. Mais avec l’intuition, on sait qu’il ne faut pas le faire trop souvent. Car si on répète l’opération quelques milliards de fois, le résultat ne sera peut-être plus le même. En logique, si on établit que la proposition de départ est vraie, elle l’est toujours. Pour la première pierre comme pour la millième. Les sorites mettent donc en scène des situations où le langage fonctionne très bien, mais où la logique ne suit plus, car elle est trop systématique, trop formelle.
Plus encore qu’avec les corbeaux, on voit bien ici la force pragmatique, pratique, du langage, le fait que quand on se parle, on se comprend. Si je vous parle d’un homme riche, vous savez ce que c’est et moi aussi. En logique, en revanche, quand on parle d’appartenance à l’ensemble des hommes riches, il faut donner une procédure formelle, un chiffre plancher qui permettrait de passer de «riche» à «non riche». Mais ce n’est pas ce qu’on fait dans la vie courante. En contrepartie, l’essence même de l’approche mathématique, et donc logique, est «binaire» : c’est vrai ou faux, oui ou non.
Les exemples que vous donnez dans votre livre ressemblent à des jeux d’esprit, où l’on se perd à trouver une solution qui n’existe pas. Les autoréférences sont très ludiques…
Elles le sont, mais pas seulement. On peut, pour s’en convaincre, regarder de plus près le paradoxe «Cette phrase est fausse», où il est sous-entendu que le mot «cette» désigne la phrase elle-même. Si la phrase est fausse, alors on ne peut pas utiliser ce qu’elle affirme, et donc elle n’est pas fausse, et ainsi de suite. Dans ce cas précis, on mélange deux niveaux de lecture. Mais pour que ces deux niveaux coexistent, il faut introduire un élément très particulier, le «sujet». C’est-à-dire qu’il faut que quelqu’un lise ce texte et, en ayant recours d’une manière ou d’une autre à son intuition, qu’il se dise que «cette» désigne bien toute la phrase. Il ne fait pas que lire comme une machine pourrait le faire avec une suite de symboles. Le sujet, l’humain, prend du recul, il sort du cadre et il replonge dedans.
Et en entrant dans l’équation du paradoxe, c’est le sujet qui va donc établir que cette phrase pose problème…
Tout à fait. Ce n’est un paradoxe que pour des êtres humains, pas pour des machines. Pour une machine, il n’y a pas de paradoxe, puisque la signification, indispensable à l’existence du paradoxe, n’est pas mécanisable. La thèse qu’on entend souvent, c’est que tout raisonnement se ramène à une machine de Turing [modèle mathématique imaginé par Alan Turing en 1936 pour montrer le fonctionnement d’un algorithme, ndlr]. Et certains pensent justement que l’autoréférence est un contre-exemple qui ne rentre pas dans le cadre d’une machine de Turing. Donc il existerait des formes de raisonnement impossibles à mécaniser. L’autoréférence nécessite un sujet qu’on ne sait pas faire rentrer dans la logique formelle.
Qu’est-ce qui caractérise ce sujet ?
La réflexion dans les deux sens du terme. Dans le sens du miroir, et celui de la pensée. Il est rationnel, mais dans une rationalité qui dépasse le calcul. Il est capable de saisir la boucle dans «Cette phrase est fausse». Elle est donc fausse, donc elle est vraie, donc elle est fausse, etc. Il tient donc un discours à l’intérieur du langage non formel qui l’amène à faire ce mouvement de balancier et à parler de paradoxe. La notion n’existe donc pas en dehors du sujet. C’est lui qui identifie le fait que le résultat est indéterminé. Il parle en dehors de la logique en identifiant une contradiction.
Qui est le sujet ? Il a un vécu une histoire, des émotions, etc. Nous, en tant qu’humains, quand on croise un corbeau noir, un seul, on va penser que tous les corbeaux sont noirs. Ce qui est, du point de vue logique, complètement idiot. Mais c’est parce que notre cerveau est habitué à gérer de tels «préjugés». Des préjugés utiles, qui nous font gagner énormément de temps.
Un des gros morceaux de votre livre, c’est le paradoxe de l’examen surprise (PES). En quoi consiste-t-il ?
La mise en situation est très simple. Un prof fait à ses élèves l’annonce solennelle suivante : «Dans les cinq jours qui viennent, entre lundi et vendredi, vous aurez un examen, et ce sera une surprise pour vous.» Un élève vient alors le voir et lui dit : «Vous ne pouvez pas donner l’examen le vendredi, puisque nous serons sûrs de la date dès le jeudi soir et ce ne sera donc pas une surprise. Le vendredi doit donc être écarté. Il ne reste donc plus que quatre jours. Et en suivant la même logique, on peut alors écarter le jeudi, puis les trois autres jours.» Et il prouve alors, avec un raisonnement qui n’a aucune faille, que l’examen ne peut pas avoir lieu en respectant l’engagement du prof. Finalement, le mardi, l’examen a lieu. Et tous les élèves sont surpris.
Le raisonnement a donc une faille…
Non, d’où le paradoxe. Le PES, j’ai passé des mois dessus. C’est celui qui m’a le plus fait avancer dans ma réflexion, et soixante-dix ans après son invention par Lennart Ekbom, professeur de mathématiques à l’université de Stockholm, il est toujours actif, des spécialistes publient encore des articles à son propos. Il est terrifiant alors qu’il a l’air d’être une blague.
Mais que signifie «être surpris» ? On peut l’interpréter de plusieurs façons. Si on prend l’interprétation émotionnelle, on est surpris quand quelque chose se passe alors qu’on ne s’y attendait pas. Mais ça pose un problème. La veille du dernier jour, si l’examen n’a pas eu lieu, l’élève prétend qu’il n’aura pas lieu le jour suivant. Il en est donc convaincu. Et si l’examen a finalement lieu, il sera donc surpris «émotionnellement». Dans le PES, on considère plutôt qu’on est «surpris» quand, avec tous les raisonnements qu’on est capable de faire, et malgré tous les trésors d’intelligence dont on dispose, on est incapable d’arriver à une prévision.
Dans son annonce, le professeur introduit ainsi, indirectement, un personnage fascinant, «le Raisonneur idéal». Il prête aux étudiants la capacité de faire tous les raisonnements et d’en tirer toutes les conclusions possibles. C’est la présence de ce raisonneur idéal qui aboutit à des contradictions.
Le vrai problème dans ce paradoxe, c’est le statut de l’annonce du prof. On peut la considérer comme une prédiction, une sorte de prophétie, donc sans valeur contraignante. Mais une autre version de ce paradoxe existe qui ne fait pas intervenir le temps, on ne peut donc pas s’en sortir comme ça. On peut aussi entendre cette annonce comme une proposition logique, c’est-à-dire l’énoncé d’une vérité. Mais ça ne marche pas non plus car, et ce point est crucial, on ne peut pas appliquer la notion de vrai ou de faux à des connaissances, qui ne sont pas des faits. Il faut donc remettre en cause la nature de cette annonce qui ne peut pas avoir un statut de vérité. Elle est indéterminée. Car si elle est déterminée dans l’univers du prof, qui a toutes les informations, elle ne l’est pas dans celui des élèves.
Le fait que les propositions basées sur les connaissances sont différentes des raisonnements basés sur les faits, ce n’est pas si intuitif que ça…
Ça ne l’est pas du tout. Nous n’arrêtons pas de raisonner à partir de ce que nous pensons être les connaissances des autres. Comme lorsqu’un spéculateur anticipe la valorisation d’une action et en achète parce qu’il suppose que les autres spéculateurs partagent ses croyances. Ce n’est pas rien, ce n’est pas totalement vaporeux, mais ce n’est pas aussi solide que des faits qui, eux, sont vrais ou faux. C’est un statut intermédiaire. On peut illustrer ça avec un autre paradoxe, celui de l’ours…
On ne s’est pas encore vraiment remis du précédent, mais allez-y…
Tout part de cette question : «Est-ce que je peux savoir que je ne pense pas à un ours ?» Si on prend la proposition «Je ne pense pas à un ours», elle peut être vraie ou fausse. Supposons qu’elle soit vraie. Si je suis seul à faire ce constat, j’établis que je ne pense pas à un ours. Mais à ce moment précis de ma réflexion, je pense à un ours. Tout ça parce que j’ai introduit une connaissance dans une proposition.
Les paradoxes fonctionnent donc comme des révélateurs de l’humanité de ceux qui y sont confrontés. Et on en vient presque à s’interroger : «Une machine peut-elle penser ?»
Les animaux pensent, et je crois que la pensée, ce n’est pas quelque chose d’extraordinaire au sens fort du terme. Ce n’est pas magique ou surnaturel. Je ne vois pas de raisons pour lesquelles une machine ne pourrait pas un jour accéder à la pensée. Mais si elle s’y met un jour, il est probable que sa «pensée» sera différente de la nôtre. Parce qu’elle n’a pas la même histoire, le même vécu. Du coup, comment saura-t-on qu’elle pense et qu’elle ne «simule» pas ? Je n’ai pas la réponse, mais peut-être que les machines sauront nous convaincre.
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