Dans un ouvrage érudit et stimulant, l’historienne italienne Eva Cantarella réalise une peinture des mœurs amoureuses gréco-latines, réelles ou mythiques, et leur écho dans nos histoires contemporaines.
Pompéi. Pas de smartphone, pas de selfies, pas de photos de zizis. Des dessins, des croquis. Et déjà, sur les murs des maisons ou des thermes, plein de graffitis. «Ici j’ai foutu avec les amis.» «Ici, juste ici, mon frère Destro et moi avons agréablement baisé deux femmes, deux fois chacun.» Naissance, il y a tant de siècles, de l’«éthique de l’ostentation» : «Affirmation de la puissance, divulgation des prouesses sexuelles.» Ithaque. «Ulysse prend enfin la mer, laissant Circé, paraît-il, en attente d’un heureux événement, puisque, selon les commentateurs d’Homère, de leur union allait naître Télégonos.» Une aventure, une «distraction», une peccadille, qui n’enlèvent rien à l’amour d’Ulysse pour Pénélope : «Depuis quand les relations adultères d’un homme se font-elles, dans la conception masculine des relations conjugales, au détriment de l’amour qu’il éprouve pour son épouse ?»
Rome. Un édit, le De adtemptata pudicitia, punit les «perroquets de rue» qui adressent des sifflets ou des commentaires graveleux aux passants, ou qui s’avisent de «traquer silencieusement et avec insistance une mater familias (qui dans ce cas désignait une femme vertueuse) ou un mineur». #MeToo, en 150 avant J.-C.
Juriste, sociologue, historienne, Eva Cantarella est l’une des spécialistes mondiales des institutions des sociétés antiques. Romaine de naissance, elle a fait ses études de droit à Milan, parachevé sa formation à Berkeley et à Heidelberg, enseigné aux universités de Camerino, Parme, Pavie, en Italie, et Austin et New York, aux Etats-Unis, avant d’obtenir la chaire de droit romain et droit grec à la Statale de Milan. Depuis 2010, elle est professeure émérite - à la tête d’une œuvre notable, qui au versant érudit adjoint un versant plus «populaire», d’où est venu le succès. Si elle s’est efforcée de reconstruire l’édifice des règles juridiques antiques et d’établir la connexion entre la production de normes et les événements sociopolitiques, elle a aussi su, en effet, illustrer ces questions théoriques par les «aventures» de personnages réels ou mythiques à travers lesquels il était déjà possible, dans l’Antiquité, de mettre en scène ce qu’on appelle aujourd’hui des «problèmes de société». Ainsi a-t-elle écrit sur la peine de mort, l’homicide, la vengeance et la violence, le «désir de victoire» sportif, l’adultère, la bisexualité, la famille et les conflits de générations, la domination virile, et, en féministe convaincue, la condition des femmes.
Évolution et involution
Il était normal que, familière de tous les mythes, de tous les textes de loi, les œuvres littéraires, les légendes, les témoignages, les rites, les normes sociales et religieuses, les coutumes, elle s’intéressât aussi à la «vie intérieure», aux émotions, aux désirs, aux sentiments, aux passions des Grecs et des Romains, afin de voir si la façon dont ils les vivaient explique la nôtre, ou, au contraire, s’ils se révèlent aujourd’hui si éloignés qu’ils deviennent incompréhensibles. C’est ce qu’elle fait dans les Plus belles histoires d’amour de l’Antiquité.
Le titre de l’ouvrage n’est pas des plus heureux, qui laisse entendre quelque bluette - quand l’original, Gli amori degli altri («les amours des autres»), suggérait d’emblée l’idée d’étude «comparative», apte à montrer ce qui demeure ou s’est effacé des conceptions, des pratiques et des normes de l’amour antique. Eva Cantarella met en effet au centre de son propos la notion d’altérité, qu’elle concerne l’altération plus ou moins marquée du legs reçu d’Athènes et de Rome, les différences considérables qui existaient déjà entre les conceptions grecques et les conceptions romaines, ou encore, dans chacune des cultures, l’«étrangeté» de comportements qui «sortaient des sentiers battus» et suscitaient la réprobation. A Rome, par exemple, l’amour entre père et enfants «coexistait avec un système juridique conférant au chef du clan (le fameux pater familias) le droit de condamner à mort sa descendance après le jugement du prétendu "tribunal domestique", dont la convocation n’était d’ailleurs pas obligatoire» : qu’un père puisse «légalement» tuer un de ses enfants est à nos yeux inconcevable - mais l’était aussi «dans le cadre de la culture et de l’organisation familiale des Grecs».
Pour faire «voir» l’évolution ou l’involution des modèles culturels, Cantarella, en rappelant toujours le contexte, fait recours aux «histoires d’amour», érotiques, sentimentales, perverses, «maudites», entravées ou favorisées par les dieux, etc. Certaines sont connues, d’autres moins : Hélène et Pâris, Hector et Andromaque, Médée et Jason, Ariane et Thésée, Phèdre et Hippolyte, Achille et Patrocle, Jupiter et Tacita Muta, Catulle et Lesbie, Marcia et Caton, Livie et Octave Auguste, César et Cléopâtre, César et… Cornelia, Servilia, Postumia, Lollia, Tertulla, Mucia, Nicomède… (du «maître du monde», on disait allègrement qu’il était «le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris»). Toutes sont instructives.
«Une succession d’incestes»
Qu’on considère par exemple l’amour incestueux entre Œdipe et Jocaste, que décrit Sophocle dans ce «modèle inégalé de l’art tragique» qu’est Œdipe roi. Le jeune Œdipe tue Laïos, le roi de Thèbes, sans savoir que c’était son père, et épouse la femme de celui-ci, Jocaste, dont il ignorait qu’elle fût sa mère. Quand il réalise ce qu’il a accompli, il se crève les yeux. Cette histoire, où le destin joue un rôle capital, est si forte que Freud, on le sait, en fera un «complexe» (nœud de relations) universel, le «socle de la théorie selon laquelle la toute première pulsion sexuelle de l’enfant serait dirigée vers la mère, tandis que le père serait le réceptacle de la première pulsion de haine et de violence». Cependant, il existe chez Sophocle un autre Œdipe, celui d’Œdipe à Colone, qui n’accepte pas d’être blâmé, n’ayant pas agi en connaissance de cause, et surtout, il est des figures de la mythologie dont il faudrait aussi tenir compte. Chez Homère, Jocaste (Epicaste) «se suicide», mais le fils incestueux, Œdipe, «ne s’aveugle ni ne s’exile». Et Hésiode, dans sa Théogonie, présente «une succession d’incestes qui ne paraissent scandaliser personne : l’horreur de l’inceste n’a pas d’écho dans la littérature grecque antique». Sophocle a introduit l’inceste «à la seule fin de l’utiliser comme matière pour sa tragédie». Aussi, l’interprétation freudienne, «qui ne repose que sur ce texte», semble-t-elle se tromper de sujet, en risquant de «masquer l’importance du moment particulier où la tragédie fut proposée au public athénien : dans un contexte d’âpres débats sur la possibilité que l’être humain ne dépende pas seulement de forces supérieures comme le destin et les puissances divines - ce qui peut être, en définitive, interprété comme un débat sur le libre arbitre».
La culture occidentale s’alimente largement aux sources gréco-latines : pourtant, à lire les histoires que Cantarella raconte si brillamment, on constate qu’existe une véritable différence de mentalité, appelant un certain relativisme. Il n’est pas sûr qu’on proposerait aujourd’hui comme exemple de «mariage réussi» celui de Marcia et de Caton : ils ont deux enfants, Marcia est enceinte d’un troisième, et Caton pense agir de la meilleure des façons en décidant de «céder» son épouse «à un autre homme», son ami le rhéteur Hortensius, qui souhaitait «avoir des enfants "communs"». Vœu comblé : Marcia apporte à Hortensius, sexagénaire, l’enfant «qu’elle avait conçu avec Caton», avant de lui «en donner un deuxième, fruit cette fois de sa propre semence», et, à la mort du rhéteur, de se remettre avec Caton. Famille élargie. Tout comme celle de Livie, enceinte elle aussi de son second enfant, «donnée» à Auguste par son mari, Tiberius Néron. Ou d’Andromaque, symbole, avec Hector et leur fils Astyanax, de la force des liens familiaux, qui allaite les enfants issus des relations adultères de son mari, «pour ne pas le rendre malheureux».
Femmes audacieuses
Maintes histoires mettent en scène des amours pédérastes, acceptées, pour des raisons différentes, aussi bien en Grèce qu’à Rome, où, cependant le «rôle actif», emblème de la puissance virile, est valorisé, et le «rôle passif» réprouvé (ce n’est qu’à l’ère chrétienne, au VIe siècle, que l’empereur Justinien taxera les rapports homosexuels d’actes «contre nature»). Ce qui semble avoir été le moins «altéré» de l’héritage affectif gréco-latin, ce sont les maux d’amour, les souffrances des séparations, les sentiments non partagés, les soupçons, les jalousies, les trahisons, les pertes… Mais le véritable «invariant», c’est le sort réservé aux femmes. Les histoires d’amour, «par leur nature, devraient unir deux personnes dans une relation sinon égalitaire, du moins empreinte d’affection et de respect», et donc éviter les comportements «machistes». C’est loin d’être le cas. Aussi Cantarella fait-elle bien apparaître les procédures qui, selon les époques, assurent la domination masculine, mais met surtout en relief les figures de femmes qui ont eu l’audace, quitte à paraître «éhontées», comme la Phèdre de l’Hippolyte voilé d’Euripide, de dénoncer les injustices dont elles étaient victimes.
«De tout ce qui a vie et pensée, c’est nous, les femmes, la gent la plus misérable. […] On dit de nous que nous menons une vie sans péril à la maison, tandis qu’ils combattent à la guerre. Raisonnement insensé !» Par ces vers célèbres, commente Eva Cantarella, «Euripide fait de Médée la première femme du monde occidental qui dénonce les discriminations que nous appellerions aujourd’hui de genre». Discriminations, sujétions et subalternités qui perdurent, et qui étaient déjà à l’œuvre dans… l’Olympe ! Zeus y règne en maître. Et que fait-il ? Il court les jupons et les toges, traque femmes, filles, garçons, héros, déesses, demi-déesses, Métis, Héra, Sémélé, Io, Callisto, Léda, Europe, Ganymède… Le dieu des dieux : premier serial harceleur, premier «violeur en série».
Eva Cantarella Les Plus belles histoires d’amour de l’Antiquité. Du ciel à la terre, de Zeus à César Traduit de l’italien par Patrizia Sirignano. Albin Michel, 208 pp.
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