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lundi 9 décembre 2019

Sandra Laugier : « Les séries sont de formidables ressources pour penser la morale »

La professeure de philosophie analyse, dans un entretien au « Monde », les séries non pas comme des objets esthétiques, mais comme une « matrice d’intelligibilité » de la réalité.
Propos recueillis par   Publié le 9 décembre 2019
Nicole Kidman, Reese Witherspoon et Shailene Woodley dans « Big Little Lies »
Nicole Kidman, Reese Witherspoon et Shailene Woodley dans « Big Little Lies » HBO
Entretien. Professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de philosophie du langage et de philosophie morale, Sandra Laugier travaille sur des sujets aussi divers que le perfectionnisme, l’éthique du « care », la culture populaire, le féminisme, mais également la démocratie. Autant de thèmes que l’on retrouve aujourd’hui dans son nouvel essai, Nos vies en série (Flammarion « Climats », 392 pages, 21 euros)nourri de ses textes et de ses chroniques données depuis 2013 à Libération.
Faisant sienne la méthode du philosophe américain et cinéphile Stanley Cavell, la philosophe livre une réflexion stimulante sur les séries, non comme objet esthétique, mais comme « matrice d’intelligibilité » de la réalité, de notre rapport aux autres. Un outil d’éducation morale, selon elle, voire de pensée politique et de combat.

Au regard de l’engouement toujours plus vif du public pour les séries, vous estimez qu’il est temps de les prendre véritablement au sérieux. A quel point de vue ?

A tous les points de vue ! Que ce soit en termes artistique et esthétique – je considère les séries comme des œuvres à part entière –, mais aussi sur un plan théorique et éducatif. Il est temps, en effet, qu’on les prenne au sérieux comme ressource et modèle en philosophie morale. Dans mes cours, je m’appuie sur les séries pour enseigner. Il y a là un enjeu théorique. La théorie morale telle qu’elle s’est développée en philosophie contemporaine se fonde sur des analyses et exemples caricaturaux.

Or, selon moi, la littérature, le cinéma et tout particulièrement les séries, parce qu’elles relèvent de situations et de personnes ordinaires, particulières, sont de formidables ressources pour penser la morale et prendre en compte la dimension du « care ». D’ailleurs, le premier article que j’ai consacré aux séries, « Les séries télévisées, éthique du care et adresse au public », en 2009, portait sur ce sujet. Je remarquais qu’il était central dans de nombreuses fictions télé, en particulier celles situées dans le milieu médical, comme Urgences.
Et plus largement, dans le rapport qu’entretiennent les personnages entre eux, l’attention qu’ils portent aux autres – je pense notamment à FriendsDesperate Housewives, Engrenages ou, récemment, Big Little Lies. Et le soin, aussi, qu’ils apportent aux spectateurs en leur permettant de s’interroger sur leur vie. Le care, c’est aussi cela : prendre au sérieux les capacités du public, son intelligence.

Du reste, vous appelez à ce que les séries deviennent un outil d’éducation morale et philosophique…

Même si la formulation du bandeau du livre – « La Nouvelle Ecole de philosophie » – peut paraître excessive, elle exprime l’idée que je développe : à savoir qu’à l’instar des films populaires à une certaine époque, les séries contribuent aujourd’hui à la formation morale, philosophique et même politique du public. Prenez par exemple la mini-série Chernobyl (HBO), qui a instruit des millions de spectateurs à la question du risque nucléaire en seulement quelques jours, ou encore Unbelievable, diffusée sur Netflix, qui parle de la façon dont les victimes de viol sont traitées dans les commissariats. Cette série est très documentée ; elle reprend un article du site d’investigation journalistique ProPublica.org et se veut formatrice.
A chaque fois, il y a dans les séries une dimension pédagogique et perfectionniste, visant à ce que chacun trouve matière à s’améliorer, ne serait-ce qu’en prenant connaissance d’événements oubliés, comme l’affaire des cinq jeunes de Central Park accusés à tort de viol avec When They See Us.
« Chernobyl », de Craig Mazin
« Chernobyl », de Craig Mazin HBO

La force éducative des séries, par rapport au cinéma, ne tient-elle pas tout bonnement au temps long, qui permet non seulement au public de s’attacher aux personnages, de se familiariser à un milieu, mais aussi d’être dans le souci du détail de vies ordinaires ?

C’est la philosophie morale que je défends depuis longtemps : l’attention aux détails (un principe de Ludwig Wittgenstein) me semble cruciale. Quant à la temporalité, la durée et la répétition sont, en effet, un point central. Dans mon chapitre sur Game of Thrones, j’ai centré mon propos là-dessus, car il s’agit de la série où cette notion est la plus explicite. L’essence même en est l’attente de cet hiver qui doit advenir.
Plus concrètement, observez la manière dont les séries et les retours des « saisons » s’inscrivent dans la vie des gens. Friends a duré neuf ans, Urgences quinze ans, Game of Thrones dix ans… Cette temporalité opère une inscription dans nos vies et notre expérience. On grandit et on mûrit en même temps que les personnages, les acteurs, on suit leurs transformations physiques. La pédagogie se joue sur le temps long, sur le processus de familiarisation.

Œuvres attachées à l’univers décrié de la télévision, les séries souffrent encore d’une image méprisante. La première cause n’est-elle pas leur succès souvent jugé suspect en matière culturelle ?

Peut-être, en particulier en philosophie, où le succès d’une œuvre auprès du grand public est vu avec ironie, même si on le recherche toujours. Avec ce livre, je tente d’aller à rebours de cette suspicion, quitte parfois à forcer le trait. Mon livre, en ce sens, est un acte militant. L’un des fondements de la culture populaire est la transmission de valeurs partagées qui viennent d’individus ordinaires.
C’est aussi un enjeu de combat politique, un élément de l’analyse de la démocratie radicale que je mène avec le sociologue Albert Ogien. Je veux mettre en évidence ici la compétence morale des personnages, tels qu’ils apparaissent tous les jours dans les séries et celle des spectateurs qui se forment leurs propres goûts et opinions. La compétence morale de personnes ordinaires – j’insiste –, et pas seulement de personnes qui ont le pouvoir, que ce soient les intellectuels ou les philosophes moraux

Ce manque de considération à l’égard de ces œuvres est-il propre à la France, où demeure une hiérarchie entre une culture dite « noble » et une culture populaire ?

Sans doute, car aux Etats-Unis, par exemple, les séries sont étudiées à l’université dans les départements d’études cinématographiques, alors qu’en France, elles le sont surtout au sein des départements de communication ou de culture anglophone… Malgré tout, la situation évolue peu à peu. La Fémis [Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son] a ouvert, en 2013, une formation consacrée à la création de séries télé. De même, les critiques – parmi lesquels on trouve, pour de bonnes raisons, les plus forts défenseurs du cinéma « contre » les séries –, font preuve désormais d’un plus grand éclectisme, sans doute à travers les séries « haut de gamme » réalisées par David Lynch, Jane Campion ou David Fincher.
Cela va dans le bon sens, même s’il demeure, sinon un mépris, tout du moins une sorte de désinvolture envers les séries et plus largement la culture populaire. On l’appelle « pop culture », expression qui se voudrait valorisante alors que c’est, selon moi, tout le contraire. La valorisation de ladite pop culture est souvent celle de ceux qui prétendent s’y intéresser, pas de son contenu ou de ses formes. Il y a là un enjeu politique dans cette hiérarchie entre le « noble » et le pop.

Diriez-vous que les séries ont bousculé le cinéma populaire, voire l’ont ringardisé ?

Elles l’ont changé en tout cas. Comparativement au cinéma d’Hollywood, longtemps dominé par les hommes, les séries ont été très en avance en matière de représentation des femmes – je pense en particulier à la série Buffy contre les vampires, qui n’a guère d’équivalent – des homosexuels, de la diversité raciale. Elles se sont montrées nettement plus audacieuses que le cinéma, y compris dans leur recours aux auteures.
Ont-elles pour autant ringardisé les œuvres cinématographiques populaires ? Il faut reconnaître qu’aujourd’hui, nous assistons à une sorte d’épuisement de ce genre de cinéma. Rares sont les grands films populaires qui touchent un large public comme, en leur temps, les films classiques dont parle le philosophe Stanley Cavell dans A la recherche du bonheur, et ont leur force culturelle et éducative. Cet étiolement est à la base de ma réflexion. A présent, qu’avez-vous d’équivalent à ces grands films hollywoodiens qu’étudie Cavell ? Qu’y a-t-il eu depuis Titanic ou Gladiator, qui datent du tournant du siècle, ou les grandes comédies romantiques ?
Bien sûr, il y a le phénomène Star Wars, toujours vivant, et les films de super-héros…. Or il s’agit de suites de suites, qui montrent une forme de sérialisation du cinéma populaire. En ce sens, seules les séries au sens étendu parviennent à toucher le plus grand nombre. C’est la raison pour laquelle il m’a paru important de s’y intéresser et de se faire une idée de ce qu’elles transmettent.

Vous appuyez votre propos sur de grandes séries telles « Game of Thrones », « The Americans », « Homeland » ou « Le Bureau des légendes » pour démontrer leurs vertus démocratiques, éducatives et morales. Or la plupart sont diffusées sur des chaînes ou des plates-formes payantes. N’est-ce pas la limite de la démocratie ?

Claire Danes, dans « Homeland »
Claire Danes, dans « Homeland » SHOWTIME
Tout circule partout, bien plus qu’on ne le croit. Quand les gens ne téléchargent pas, ils se transmettent les codes des chaînes ou des plates-formes. Netflix est assez accessible et très utilisé. En outre, beaucoup de séries de qualité, comme American Crime ou This Is Us, ont été diffusées aux Etats-Unis sur des grandes chaînes telle ABC, comme Urgences, The West Wing l’étaient sur NBC. En France, vous avez raison, elles sont pour beaucoup proposées sur des chaînes payantes (OCS ou Canal+). Le service public manque de moyens pour produire la même qualité, au moins dans ce domaine et là, encore, c’est une question politique.

Que vous inspirent les féministes américaines battant le pavé pour défendre l’IVG, vêtues telle « La Servante écarlate », ou encore les manifestants irakiens et algériens détournant la chanson de « La Casa de papel » ?

Cela montre bien de quelle manière certaines fictions télévisées deviennent une ressource, parfois un outil de lutte politique, et qu’elles ont une force subversive justement parce qu’elles touchent le public. La chanson de la première saison de La Casa de papel, qui reprenait Bella Ciao en accompagnement de ce qui était clairement une occupation, a été très largement reprise dans des manifestations récentes à travers le monde. 
La Servante écarlate est une série qui utilise un univers dystopique pour défendre les acquis féministes aujourd’hui menacés, de façon bien réelle dans trop de pays. L’une des forces politiques de cette série relève de son esthétique, avec ce rouge de l’uniforme des « servantes » qui se détache sur l’arrière-plan de cet univers atroce. Des femmes le revêtaient dans les manifestations féministes, notamment lors de #metoo. Il n’y a, selon moi, que le cinéma et désormais les séries pour déboucher sur cela : une action publique qui reprend l’esthétique d’une fiction.

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