La professeure de philosophie analyse, dans un entretien au « Monde », les séries non pas comme des objets esthétiques, mais comme une « matrice d’intelligibilité » de la réalité.
Entretien. Professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de philosophie du langage et de philosophie morale, Sandra Laugier travaille sur des sujets aussi divers que le perfectionnisme, l’éthique du « care », la culture populaire, le féminisme, mais également la démocratie. Autant de thèmes que l’on retrouve aujourd’hui dans son nouvel essai, Nos vies en série (Flammarion « Climats », 392 pages, 21 euros), nourri de ses textes et de ses chroniques données depuis 2013 à Libération.
Faisant sienne la méthode du philosophe américain et cinéphile Stanley Cavell, la philosophe livre une réflexion stimulante sur les séries, non comme objet esthétique, mais comme « matrice d’intelligibilité » de la réalité, de notre rapport aux autres. Un outil d’éducation morale, selon elle, voire de pensée politique et de combat.
Au regard de l’engouement toujours plus vif du public pour les séries, vous estimez qu’il est temps de les prendre véritablement au sérieux. A quel point de vue ?
A tous les points de vue ! Que ce soit en termes artistique et esthétique – je considère les séries comme des œuvres à part entière –, mais aussi sur un plan théorique et éducatif. Il est temps, en effet, qu’on les prenne au sérieux comme ressource et modèle en philosophie morale. Dans mes cours, je m’appuie sur les séries pour enseigner. Il y a là un enjeu théorique. La théorie morale telle qu’elle s’est développée en philosophie contemporaine se fonde sur des analyses et exemples caricaturaux.
Or, selon moi, la littérature, le cinéma et tout particulièrement les séries, parce qu’elles relèvent de situations et de personnes ordinaires, particulières, sont de formidables ressources pour penser la morale et prendre en compte la dimension du « care ». D’ailleurs, le premier article que j’ai consacré aux séries, « Les séries télévisées, éthique du care et adresse au public », en 2009, portait sur ce sujet. Je remarquais qu’il était central dans de nombreuses fictions télé, en particulier celles situées dans le milieu médical, comme Urgences.
Et plus largement, dans le rapport qu’entretiennent les personnages entre eux, l’attention qu’ils portent aux autres – je pense notamment à Friends, Desperate Housewives, Engrenages ou, récemment, Big Little Lies. Et le soin, aussi, qu’ils apportent aux spectateurs en leur permettant de s’interroger sur leur vie. Le care, c’est aussi cela : prendre au sérieux les capacités du public, son intelligence.
Du reste, vous appelez à ce que les séries deviennent un outil d’éducation morale et philosophique…
Même si la formulation du bandeau du livre – « La Nouvelle Ecole de philosophie » – peut paraître excessive, elle exprime l’idée que je développe : à savoir qu’à l’instar des films populaires à une certaine époque, les séries contribuent aujourd’hui à la formation morale, philosophique et même politique du public. Prenez par exemple la mini-série Chernobyl (HBO), qui a instruit des millions de spectateurs à la question du risque nucléaire en seulement quelques jours, ou encore Unbelievable, diffusée sur Netflix, qui parle de la façon dont les victimes de viol sont traitées dans les commissariats. Cette série est très documentée ; elle reprend un article du site d’investigation journalistique ProPublica.org et se veut formatrice.
A chaque fois, il y a dans les séries une dimension pédagogique et perfectionniste, visant à ce que chacun trouve matière à s’améliorer, ne serait-ce qu’en prenant connaissance d’événements oubliés, comme l’affaire des cinq jeunes de Central Park accusés à tort de viol avec When They See Us.
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