Pour sa famille, «l’essentiel était que Francine ne meurt pas seule parce qu’elle avait droit à une fin digne, ce dont hôpital l’a privée». Photo Stéphane de Sakutin. AFP
Témoignage de la famille d'une femme de 93 ans, Francine, décédée dans la plus grande solitude à l'hôpital, après des heures d'attente sur un brancard.
Francine était une mère, une grand-mère et une arrière-grand-mère particulièrement chérie par les siens. Médecin de santé publique et médecin chef d’un centre de protection maternelle et infantile (PMI) avant de devenir chercheur, elle était une femme brillante et exigeante, bienveillante et douce. Le grand âge venant, Francine est devenue lentement une personne âgée démente, infiniment fragile, que seule apaisait la présence à ses côtés de son clan, mains dans ses mains noueuses. Cette famille, qui est loin d’être parfaite, a su se mobiliser afin de l’accompagner au mieux jusqu’à la dernière minute… ou presque. Dans cette horreur qu’est la progression de la démence, Francine a reçu l’aide inestimable de son mari qui, jusqu’à son décès soudain, lui a apporté une aide dont nous étions bien loin d’imaginer la nature et l’ampleur. Entre ces deux disparitions, avec l’aide de deux dames de confiance, notre famille a tout fait pour s’assurer que Francine ne soit jamais seule, car elle qui avait toujours été là pour nous accueillir ne pouvait plus rester seule une heure sans détresse. Quelques minutes après que la porte de sa maison ne se ferme sur l’un de nous, elle se trouvait totalement désorientée.
Un beau samedi de juin, alors que l’une de ses filles et de ses petites-filles étaient à ses côtés, Francine s’est mise à trembler, à se plaindre d’une immense douleur et elle est devenue bleue. A 13 h 15, les pompiers l’ont déposée aux urgences d’un hôpital privé de région parisienne. Le service était bondé, elle a dû tenir plus de six heures dans ce lieu totalement inadapté à une personne de 93 ans, incapable de se souvenir de ce qui a bien pu l’amener là ! Son sentiment de dignité lui a imposé d’essayer de prendre son mal en patience ; mais comment supporter la douleur dans un couloir bruyant, sur un brancard qui lui interdit le moindre mouvement ? Nous avons dû insister pour que la plaie suintante de sa jambe soit examinée puis pansée, plus de cinq heures après sa prise en charge. Cette plaie était en fait la manifestation d’un sepsis, identifié plus tard comme cause probable de son décès.
A 19 h 45, Francine a été admise dans un service d’observation, sans consigne de surveillance particulière de la part du médecin des urgences. Il n’avait rien détecté d’alarmant et son projet était de trouver le surlendemain une place en gériatrie. Epuisée par l’épreuve qu’elle venait de traverser, Francine avait enfin une chambre et elle a été placée sous scope. «Ne vous inquiétez pas, on a l’habitude des personnes âgées» : cette phrase alors prononcée par une infirmière a eu pour nous des conséquences effroyables. Les proches de Francine hésitaient à la laisser, mais avaient besoin d’aller se reposer en prévision d’un dimanche éprouvant. L’infirmière semblait être une personne compréhensive et digne de confiance. Une consigne parfaitement explicite lui a été donnée, la même qu’au médecin de garde : appeler si la situation se dégrade car la famille se trouve à cinq minutes. A 22 heures, nous avons appelé pour nous assurer que la situation était stable et répéter la consigne d’appeler au moindre changement. A 3 h 45, Francine était morte. Et à 4 heures passées, un appel nous l’annonçait.
Que s’est-il passé entre 22 heures et 3 h 45 ? Un rapport d’expertise médical pour la commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI) d’Ile-de-France a établi un an plus tard que l’on n’en sait rien ou presque ! Le médecin de garde a «découvert» Francine lorsqu’il a été appelé à 23 h 30 pour un myosis bilatéral serré. La famille n’a pas été appelée. Après, on ne sait plus rien du tout : plus de scope, plus aucune surveillance, le néant, jusqu’au constat de décès à 3 h 45. Nous ne savons même pas à quelle heure Francine est réellement décédée. La seule certitude est que personne ne la surveillait et qu’elle est morte seule. Sans les siens, elle a très probablement paniqué, elle avait d’ailleurs arraché les électrodes du scope que personne n’est venu remettre, comme en témoigne la totale absence de données de surveillance entre minuit et 3 h 45. Avec une surveillance adéquate, l’issue aurait-elle été différente ? Nous ne le saurons jamais. Pourtant, l’essentiel était que Francine ne meurt pas seule parce qu’elle avait droit à une fin digne, ce dont hôpital l’a privée.
Au lendemain des obsèques de Francine, la famille a voulu comprendre. L’hôpital a tout mis en œuvre pour l’en empêcher : communication parcellaire du dossier médical nécessitant deux mises en demeure, organisation d’une conciliation factice en présence d’un médecin médiateur qui ne connaissait strictement pas le dossier, sans les deux médecins de Francine ni le directeur des soins. Cet hôpital n’a rien compris à sa mission qui aujourd’hui est autant de sauver les vies qui peuvent l’être que d’accompagner dignement le départ des autres. Cela implique de prendre le plus grand soin d’une personne fragile et susceptible de mourir, et de permettre aux proches d’accompagner sa fin. Personne parmi le personnel médical ne semble ce jour-là avoir envisagé que Francine avait débuté son agonie. Quelle obscurité se joue aux urgences pour ne pas considérer une telle option quand arrive une patiente de 93 ans ? Les premières victimes du sous-financement des services hospitaliers sont les personnes fragiles et les soignants. Au-delà, une révolution culturelle est nécessaire dans le rapport à la mort et aux proches des patients qu’entretiennent les hôpitaux et tous ceux qui les composent.
En désespoir de cause, pour se construire une représentation de la mort de Francine, la famille a dû se lancer dans une procédure extrajudiciaire devant la CCI. La réunion d’expertise médicale nous a enfin permis d’échanger avec les médecins. Ils ont répondu aux questions de la famille, entendu notre souffrance et présenté des excuses. Les experts médicaux ont été irréprochables. Le directeur des soins de l’hôpital a de nouveau esquivé cette réunion. L’expertise a établi que les médecins avaient commis des erreurs, qu’ils ont reconnues, et les dysfonctionnements criants de l’hôpital ont été caractérisés. Nous savons que des médecins peuvent se tromper et qu’il est plus facile d’en juger après coup. L’institution doit néanmoins s’organiser de façon à en limiter le risque, ce qui n’a pas été le cas, comme en témoigne l’absence de surveillance. Le rapport des experts nous a rendu un peu de la dignité dont Francine a été privée durant ses dernières heures. L’hôpital et les médecins ne l’ont pas contesté.
Stupeur, pourtant, à la lecture de l’avis de la CCI : Francine était vieille et malade, cela ne relève pas de la solidarité nationale. Une décision bureaucratique violente pour la famille, en désaveu des erreurs reconnues par l’hôpital et du travail des experts. Toute la dignité recouvrée, envolée, volée par la CCI. Tout effet positif potentiel sur le fonctionnement futur de l’hôpital annulé. Pour nous, le coût émotionnel a été considérable. Dans une société marquée par le vieillissement et la démence, alors qu’un hôpital ne comprend toujours pas son rôle d’accompagnement des patients et de leurs proches vers une mort digne, aucune des institutions extrajudiciaires auxquelles une famille peut s’adresser n’en prend la mesure et n’offre un recours.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire