octobre 2019
ENQUÊTEAu moment de la mort, les organes s’éteignent à des rythmes différents. Comment, dans ces conditions, définir l’instant précis où la vie s’arrête ? En explorant plusieurs pistes, dont l’activité du cerveau, des chercheurs tentent de donner une réponse à cette question hautement symbolique.
Mystérieuse, universelle et taboue, la mort fascine. Mais la relation que les hommes entretiennent avec elle diffère selon les cultures ou les religions. Suivant la tradition catholique, les vivants rendront hommage à leurs défunts samedi 2 novembre. En France et plus généralement en Europe, ils fleuriront leurs tombes ou se recueilleront chez eux, parfois en allumant une bougie. Au Guatemala ou ailleurs en Amérique latine, les célébrations seront plus festives, et c’est au rythme des mariachis que les croyants entreront dans les cimetières.
On ne peut définir la mort que par rapport à la vie. Selon le dictionnaire Larousse, elle est la « perte définitive par une entité vivante (organe, individu, tissu ou cellule) des propriétés caractéristiques de la vie, entraînant sa destruction ». Par définition, on devient donc mort lorsqu’on n’est plus vivant. « On peut bien sûr considérer que la mort est la fin de la vie, mais alors qu’est-ce que la vie ?, s’interroge Benjamin Rohaut, neurologue à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP-Sorbonne Université). Est-on vivant seulement lorsqu’on est conscient ? Lorsqu’on a une activité cérébrale ? Lorsque son cœur bat ? Définir la mort, c’est définir la vie, et on peut alors se heurter à des impasses conceptuelles. C’est certainement une des raisons qui font que la mort a une définition légale. »
Evolution du concept de mort
Jusque dans les années 1950, la mort était définie par l’arrêt des fonctions vitales (le cœur, la respiration). Puis le respirateur artificiel, inventé en 1952 par le médecin danois Bjorn Ibsen, a révolutionné la médecine, en donnant naissance à la réanimation et aux soins intensifs. Cette invention a fait évoluer le concept de mort, sans cesse débattu. Ce sont les médecins français Maurice Goulon et Pierre Mollaret qui ont décrit en 1959 la notion de « coma dépassé », ou mort cérébrale, qui sera reprise par le comité de l’école de médecine d’Harvard en 1968. Ce n’est plus l’arrêt du cœur qui signifie la mort, mais la perte des fonctions cérébrales.
Ce postulat qui prédomine dans de nombreux pays a été introduit dans le droit français par la circulaire Jeanneney du 24 avril 1968, ouvrant la voie aux dons d’organes. En 2012, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) propose la définition suivante : « La mort se produit lorsqu’il y a perte permanente de la capacité de conscience et perte de toutes les fonctions du tronc cérébral. » Le Japon a longtemps résisté à cette définition. La mort cérébrale comme fin de la vie n’y a été reconnue qu’en 1997, le concept de mort cardiaque étant traditionnellement très fort dans ce pays. L’éthique médicale japonaise, inspirée de la religion shintoïste, s’oppose à la notion de greffe même si les esprits changent peu à peu.
Attester juridiquement
En France, les critères pour attester juridiquement de la mort sont très stricts et régis par le Code de la santé publique. Si la personne présente un arrêt cardiaque et respiratoire persistant, doivent être simultanément observées les absences totales de conscience, d’activité motrice spontanée et de tous les réflexes du tronc cérébral, comme des pupilles ne réagissant plus à la lumière. « Pour déclarer un patient mort, soit son cœur et ses poumons ont cessé de fonctionner de manière irréversible, comme ce sera le cas la plupart du temps pour la majorité d’entre nous, soit on se trouve dans un service de soins intensifs et son cerveau a cessé de fonctionner », écrit Steven Laureys, neurologue et directeur du Coma Science Group à l’université de Liège (Belgique), dans Un si brillant cerveau (2014, Odile Jacob).
« En présence d’un arrêt cardiaque et respiratoire, on vérifie l’absence de signe de conscience en testant la réactivité à la douleur par pression sur le sternum ou le lit de l’ongle, par exemple, explique Benjamin Rohaut. On va aussi constater l’abolition des réflexes du tronc cérébral en stimulant la cornée avec une goutte de sérum physiologique ou en stimulant la rétine avec une lumière vive pour vérifier l’absence de réactivité réflexe. L’ensemble des vérifications ne prend que quelques minutes. » Quand on se trouve face à un arrêt de l’activité du cerveau, son caractère irréversible doit être confirmé soit par deux électroencéphalogrammes plats de trente minutes, à quatre heures d’intervalle, soit par une angiographie cérébrale qui atteste de l’arrêt de la circulation encéphalique, autrement dit de l’irrigation du cerveau. Ce n’est qu’à ce moment-là que le certificat de décès peut être signé par un médecin.
Pendant plusieurs heures, des processus physiologiques perdurent, telle la pousse des phanères (cheveux, poils, ongles).
La mort n’est pas un « on-off » absolu puisqu’il persiste une sorte de rémanence vitale. Pendant plusieurs heures, des processus physiologiques perdurent, telle la pousse des phanères (cheveux, poils, ongles). « Nous savons avec certitude que l’être humain ne meurt pas d’un seul coup. Les organes s’éteignent à des vitesses et des moments différents avant leur arrêt définitif », souligne Régis Aubry, responsable du département douleur/soins palliatifs et du service de gériatrie au CHRU de Besançon. Après l’arrêt du cœur, il peut s’écouler une dizaine de minutes avant la fin de l’activité cérébrale.
L’étude du neurologue Jens Dreier (université Charité de Berlin), publiée dans Annals of Neurology en mars 2018, a pu explorer ce phénomène de près. En effet, l’activité électrique du cerveau a été mesurée grâce à des électrodes placées à l’intérieur du crâne. « Les familles de neuf patients ont donné leur accord pour capter leurs derniers instants de vie. Victimes de gros traumatismes comme des AVC, ces patients ont subi un arrêt cardiocirculatoire, explique Jens Dreier. Après l’arrêt du cœur, le corps, souffrant du manque d’oxygène apporté par le sang, se met en mode économie d’énergie. » Les neurones puisant dans les réserves d’oxygène, aucune cellule n’est encore endommagée à ce stade. Mais au bout de deux à cinq minutes, les neurones cessent d’émettre un influx nerveux, s’essoufflent, ce qui entraîne une vague de dépolarisation massive, ultime moment d’activité du cerveau. Cette onde est déclenchée par des réactions biochimiques toxiques, la libération au niveau des neurones d’ions de potassium et de glutamate. Ce sont eux qui mèneront à la mort.
Une ola dans un stade
Au fil des minutes, la vague se propage dans le cerveau. Peut-on l’arrêter ? « La dépolarisation est réversible – jusqu’à un certain point – avec une restauration de la circulation », explique Jens Dreier. Le biologiste James Ferrell, de l’école de médecine de l’université Stanford, a lui aussi décrit dans la revue Science, en août 2018, le fait que l’apoptose (processus par lequel des cellules déclenchent leur autodestruction en réponse à un signal) se propagerait sous forme d’ondes de déclenchement. Le chercheur compare le processus de la mort à une chute de dominos ou une ola dans un stade.
Un groupe de scientifiques s’est de son côté penché sur le nématode Caenorhabditis elegans, un ver de 1 millimètre de longueur. « Mon idée était de remonter dans le temps et de voir ce qui précédait la mort », explique Alexandre Benedetto, chercheur en sciences biomédicales à l’université de Lancaster (Royaume-Uni), coauteur d’une étude financée par le Wellcome Trust et publiée en août 2018 dans Cell Reports. Les résultats sont impressionnants.
Observée au microscope à l’aide de rayons ultraviolets, la mort du nématode se propage, telle une vague de fluorescence bleue. « Le processus, irréversible, se propage de l’intestin antérieur au rectum à une vitesse de l’ordre de 40 microns/seconde. Des réactions biochimiques se produisent en cascade, les cellules mourantes entraînant la mort de leurs voisines, par la propagation d’une vague de calcium », décrit Alexandre Benedetto. Lors de ces expériences, les vers sont tués par exposition à un produit chimique en quinze à vingt minutes, pendant lesquelles les chercheurs suivent, en vidéo, cette fluorescence mais aussi l’activité des muscles et des neurones.
La vague bleue
Le chercheur travaille actuellement sur une hypothèse : la vague bleue – donc le processus de mort – pourrait être retardée, voire arrêtée en inactivant des gènes impliqués dans le fonctionnement du système nerveux. Certes, il s’agit là d’un modèle animal, mais l’équipe de recherches voit des applications chez l’homme « pour gagner des minutes précieuses lors de transferts d’organes, ou pour suppléer un organe qui “lâche” lors d’une opération chez un sujet fragile », prédit Alexandre Benedetto. Le moment précis de la mort reste donc incertain, ce qui n’est pas sans importance, notamment pour les religions qui, chacune, entretiennent un rapport singulier à la mort.
Dans une autre étude, l’équipe de Peter Noble (université de Washington) a mis en évidence en 2016 qu’après la mort, la grande majorité des gènes meurent, mais certains d’entre eux, une dizaine chez le poisson-zèbre et une vingtaine chez la souris, restent actifs, et ce jusqu’à quarante-huit heures après. Ces chercheurs ont pu détecter ce phénomène en mesurant la quantité d’ARN messager (une forme de copie de l’ADN, qui sert d’intermédiaire pour la fabrication des protéines à partir des instructions du génome). Un processus similaire pourrait se produire chez l’homme. Cette découverte pourrait, là encore, avoir des applications sur les dons d’organes, mais pas seulement. Mesurer l’ARN messager permettrait de déterminer le temps écoulé depuis le décès. Une information qui peut être utile, notamment pour les médecins légistes, afin de reconstituer les événements entourant la mort.
A l’université Yale (Etats-Unis), d’autres chercheurs sont parvenus à rétablir certaines fonctions neuronales dans le cerveau d’une trentaine de porcs décédés depuis plusieurs heures. La détérioration des neurones, « après l’arrêt du flux sanguin, pourrait être un processus de longue durée et non rapide », explique le communiqué de Nature diffusé le 17 avril. Mais les chercheurs insistent sur le fait qu’ils n’ont repéré dans les cerveaux étudiés « aucune activité électrique qui serait le signe de phénomènes de conscience ou de perception ». D’ailleurs, l’électroencéphalogramme était plat, preuve de l’absence de conscience. « Même si l’étude est encore très loin de prouver qu’il est possible de ressusciter d’une mort cérébrale, elle pose des questions éthiques et pourrait questionner les dons d’organes », a indiqué aux Echos, le 3 juin, Pierre-Marie Lledo, qui dirige l’équipe perception et mémoire à l’Institut Pasteur.
Il y a ce qui se passe au moment de la mort et après ; il y a aussi ce qui se passe juste avant la mort, ses signes avant-coureurs. Chez l’être humain, « il existe des signes qui précèdent l’agonie, enseignés en soins palliatifs », constate Michèle Lévy-Soussan, responsable de l’unité mobile soins palliatifs à la Pitié-Salpêtrière. Sur le plan mental, des médecins ont aussi constaté que des malades allaient parfois « s’accrocher » jusqu’à une date d’anniversaire ou le mariage d’un proche, avant de se laisser partir. « A l’approche de la mort, il y a souvent quelque chose de très paisible en cas de maladie grave, constate Marie-Elisabeth Faymonville, chef du service d’algologie et soins palliatifs au CHU de Liège. Comme si la nature aidait l’individu, il se produit une sorte de lâcher-prise, de tranquillité. » « La fin de vie peut être une relative quiétude, avec une telle densité émotionnelle et spirituelle que nombre de personnes partent en paix », conclut Régis Aubry.
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