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lundi 28 octobre 2019

Le masculin l’emporte accord et encore

Le masculin l’emporte accord et encore
Le masculin l’emporte accord et encore Photo Marie Rouge


La grammaire n’est pas apolitique. Notre langue reste un lieu où l’on assigne l’autre à la subordination. Où les femmes ne sont pas légitimes.

Je ne suis pas chez moi dans la langue où j’écris, la langue de mon pays, la langue qui m’a faite, dont j’ai fait mon métier, moi, qui suis enseignante, chercheure et écrivain. Ecrivain. Pas écrivaine. Parce qu’un jour un homme (un parmi beaucoup d’autres) a dit à la radio d’un ton très légitime qu’«écrivaine», ça n’est pas un mot de langue française, et que ce serait idiot de se dire écrivaine, car ça rime avec «vaine» (comme si «écrivain» ne rimait pas avec «vain»).
Ma langue me dit que «femme», ça n’est pas légitime. Que le masculin noble l’emportera toujours, même en minorité. Qu’il faut donc accorder 100 femmes à un seul homme, s’ils sont dans la même phrase. Allez faire l’expérience de grandir dans cette langue qui subordonne tout au masculin régnant, et revenez débattre ensuite de l’héritage, de la littérature, de la culture même. Voyez si vous trouvez vos phrases légitimes, autant que celles deceux qui peuvent tout accorder au genre qui est le leur.

L’hégémonie première que j’ai dû rencontrer, c’est celle du masculin dans une langue que j’adore, dont la finesse m’émeut, dont je tisse des textes, jonglant avec ses mots comme autant de trésors. Dans ma langue, je me sens, au mieux une passagère, pas vraiment clandestine mais jamais légitime. La langue ampute les femmes de l’estime de soi depuis qu’il fut admis en des temps reculés que le masculin règne pour cause de noblesse.
Maintenant que les femmes sont égales en droit aux hommes dans mon pays, et que le Haut Conseil à l’égalité recommande même l’usage de l’écriture inclusive, on me demande quand même, encore, presque partout, d’adhérer à l’idée que le masculin l’emporte. Rares sont les endroits où la langue se transforme. L’écriture non discriminante se pratique à l’université Lyon-II, où on écrit «étudiant·e·s», «enseignant·e·s». D’autres ont signé des chartes pour l’écriture inclusive - dont l’université Grenoble-Alpes, Aix-Marseille Université, l’université Lyon-I - (1). Le ministère de l’Education nationale promeut la féminisation des noms de métiers depuis presque vingt ans. Mais l’usage quotidien n’évolue pas vraiment, du fait des résistances et des oppositions parmi les locuteurs des administrations. La grammaire n’est pas une chose apolitique, et l’hégémonie mâle en son sein est solide.
L’hégémonie suppose des entités égales en droit mais inégales en capacités, si bien que les plus faibles adhèrent à la plus forte, lui demandent protection. L’hégémonie est une «servitude volontaire», «obéissance acceptée», rappelle le politiste spécialiste des relations internationales Bertrand Badie (2). On veut donc que j’adhère à la loi du principe mâle qui veut rester plus fort, au nom de «valeurs communes». Et si je ne veux pas, j’y suis pourtant forcée. L’écriture inclusive reste minoritaire, pour cause de patrimoine culturel national (là encore, l’autorité du Père, qui commande et régit). Et puis dans «inclusion», il y a cette idée de centre qui nous fait l’honneur de s’élargir (3). De maison habitée, ordonnée et régie par ceux qui la commandent, et qui veulent bien m’inclure. C’est la maison du maître qui veut bien m’inviter.
Je parle donc une langue qui est impérialiste. Qu’on a apprise de force aux peuples colonisés. Qu’on parle avec l’idée qu’elle est plus légitime que les langues d’origine de chacun des pays de la francophonie (qui est, si on y pense, fondée sur les reliefs de l’Empire colonial). Et on se gargarise que partout notre langue soit perçue comme si belle. La France a orchestré son hégémonie culturelle à l’extérieur de ses frontières à travers la colonisation, mais aussi à l’intérieur de ses frontières, en témoigne aujourd’hui encore l’injonction faite aux personnes immigrées ou issues de l’immigration de s’intégrer à la culture française. A une certaine idée de ce que serait la culture française. A une certaine idée de ce qu’est ce pays.
Barthes et Foucault l’ont dit, la langue fait violence. Ce sont nos grands penseurs, ils sont très légitimes, voyez, je n’invente rien. Notre langue est un lieu où on assigne l’autre : les cartons sur la table de la maison du maître, qui nous disent où s’asseoir selon le protocole. Mais puisqu’on nous invite, on ne va pas se plaindre, ce serait abuser de l’hospitalité.
(1) Qui a pourtant refusé récemment le titre de «doctoresse» à deux étudiantes ayant soutenu une thèse de mathématiques (bien que le jury ait employé le terme dans les deux PV de soutenance). (2) In l’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale. Odile Jacob, 2019 (page 17). (3) C’est pourquoi on préférera l’expression «langue non discriminante». Dernier ouvrage paru : Le corps est une chimère, Au Diable Vauvert, 2018.

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