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«L’absence de pleurs d’un enfant blessé doit toujours nous alerter» Dessin Cat O'Neil
Protection de l’enfance (3/5). Alors qu’une «stratégie nationale» est en projet pour repenser le secteur sinistré, «Libération» est allé à la rencontre des premiers concernés et des acteurs de terrain. Cette semaine, Nathalie Vabres, coordinatrice de l’unité d’accueil médico-judiciaire pédiatrique du CHU de Nantes.
Depuis une vingtaine d’années, le CHU de Nantes est considéré comme un modèle de suivi médical des enfants maltraités. Le centre hospitalier dispose d’une unité d’accueil médico-judiciaire pédiatrique (UAMJP) composée de dix personnes - des médecins, une puéricultrice, des psychologues et des assistantes sociales. Créée sous l’impulsion de l’association La voix de l’enfant et financée par le CHU, le conseil départemental et l’Agence régionale de santé (ARS), l’équipe spécialisée accueille chaque année près de 800 enfants victimes de violences.
Cet automne, elle vient d’être choisie par le gouvernement pour tester la mise en œuvre d’un «parcours de soins coordonné» pour tous les enfants de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du département. L’expérimentation a été officiellement annoncée par le secrétaire d’Etat chargé de la Protection de l’enfance, Adrien Taquet, lors de la présentation de sa «stratégie nationale». Et c’est une bonne nouvelle, car aujourd’hui seulement 33 % des enfants de l’ASE bénéficient d’une évaluation médicale et psychologique obligatoire dans le cadre du projet pour l’enfant (un document unique à chaque mineur qui détermine la nature et les objectifs des interventions de protection). Nathalie Vabres est pédiatre coordinatrice de l’unité nantaise. Pour Libération, elle revient sur la priorité de mieux prendre en charge la santé des mineurs en danger.
Quel rôle tient votre unité dans le système de protection de l’enfance de Loire-Atlantique ?
Elle a une double fonction. Sa première mission est de prendre en charge les mineurs envoyés par un professionnel inquiet pour une évaluation pédiatrique approfondie. Ou de venir épauler les autres services du CHU si le cas d’un enfant se révèle problématique. J’ai en tête l’exemple de cette petite fille qui venait fréquemment aux urgences pour des maux de ventre. Nos collègues ne trouvaient pas d’explication. Ils la trouvaient très triste, ils nous ont alertés. Nous avons évoqué avec elle la notion du «chagrin» qui peut faire mal au ventre, et puis un jour, elle a parlé des violences conjugales à la maison. Notre seconde mission est d’accueillir les auditions filmées des mineurs victimes de violences, lorsqu’il y a une enquête pénale. Depuis 2010, nous avons une salle dédiée pour l’entretien des enfants et adolescents avec les gendarmes ou les policiers. Notre unité réalise l’examen somatique et psychologique après l’audition sur réquisition judiciaire. C’est le modèle des Children’s Advocacy Centers nord-américains : l’enfant est accueilli dans un lieu unique, dédié aux soins, et ce sont les professionnels qui se déplacent auprès de lui pour éviter un surtraumatisme.
Existe-t-il des indicateurs permettant aux professionnels de santé de détecter des mineurs maltraités mais pas diagnostiqués ?
Déjà, nous pouvons évaluer la plausibilité de l’explication liée aux blessures de l’enfant. Est-ce que le récit avancé par les parents, la nounou ou un autre tiers est vraisemblable par rapport à l’âge et au développement de ce dernier ? Une fillette qui a sur le ventre la trace parfaite de la grille du barbecue n’est pas simplement tombée dessus. Un bébé de 3 mois qui se serait brûlé les fesses en renversant une tasse de café de la table, ce n’est pas possible. De même qu’un petit de 9 mois ne s’intoxique pas en avalant trois médicaments différents car il en est juste incapable. Ensuite, il faut être très vigilant vis-à-vis du rapport à la douleur. Des mineurs victimes de violences ne vont pas forcément dire qu’ils souffrent. Soit parce qu’ils ne veulent pas trahir leur agresseur, soit parce qu’ils craignent que les maltraitances recommencent plus intensément, soit parce qu’ils sont dans l’incapacité d’écouter leur corps.
C’est ce que vous appelez en médecine le phénomène de dissociation…
Oui, le cerveau est en stand-by, déconnecté du corps. Il y a quelque temps, nous avons reçu un petit garçon de 2 ans et demi pour des bleus au niveau des côtes. Il était arrivé à l’hôpital en marchant sur ses deux pieds, il ne se plaignait de rien, il ne grimaçait même pas. Pourtant, au fur et à mesure des examens, nous nous sommes rendu compte qu’il avait plusieurs fractures de côtes, un épanchement de sang dans le thorax et l’abdomen… Il avait subi des violences si graves que ses blessures ressemblaient à celles d’une victime d’un accident de la route. Nous aurions dû le mettre sous morphine dès son arrivée, le transporter sur brancard, mais nous n’en savions rien. L’absence de pleurs, de cris ou de plaintes d’un enfant qui présente des blessures doit toujours nous alerter.
Quelles sont les conséquences de ces maltraitances sur l’enfant ?
Les maltraitances quelles qu’elles soient (physiques, sexuelles, psychologiques, conjugales, négligences lourdes) peuvent avoir un retentissement grave sur la santé tout au long de la vie : blessures qui peuvent conduire au décès (dont le syndrome du bébé secoué), troubles du développement, syndromes dépressifs, tentatives de suicide, addictions, mises en danger… Un nourrisson peut s’arrêter de prendre du poids, de grandir, présenter un retard neurologique. Les situations de handicap sont surreprésentées chez les enfants et adolescents en protection de l’enfance. Les mineurs que nous rencontrons peuvent aussi avoir des troubles anxieux très importants. Au moindre bruit, ils peuvent sursauter. Beaucoup d’entre eux ont des idées suicidaires et parfois, aussi, des hallucinations auditives et visuelles. Récemment, un enfant de 8 ans nous a dit en consultation : «Au début j’ai cru que je ne pourrais plus jamais dormir de ma vie. Je faisais des cauchemars, même les yeux ouverts.» Ces enfants présentent des états de stress post-traumatique : ils sont dans le même état qu’un rescapé de guerre.
Et à l’âge adulte ?
On ne peut pas faire de généralités. Mais il est vrai que l’impact des maltraitances peut créer dans le temps un terrain de vulnérabilité latente face aux troubles psychiques et même à la maladie chronique : obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires, accident vasculaire cérébral, cancer… De nombreux travaux le démontrent. D’où l’importance de prendre en charge la santé somatique et psychique des enfants en protection de l’enfance, de manière précoce et intensive.
Qu’en est-il des enfants témoins de violences ?
Les conséquences sur leur santé globale peuvent être aussi préoccupantes que pour ceux qui subissent directement les violences. En hospitalisation, nous recevons beaucoup d’enfants ou d’adolescents pour des somatisations, des agitations, une déscolarisation, une tentative de suicide… et nous découvrons qu’ils vivent dans une maison où sévissent des violences conjugales. Aujourd’hui, on sait qu’il faut dire enfants «victimes» de violences conjugales et non «témoins». Les médecins doivent être très vigilants lorsqu’ils dépistent ces violences. Il arrive fréquemment que le parent victime sous-estime les maltraitances de l’agresseur sur ses enfants car son seuil de tolérance n’est pas le même. Cela peut être très difficile pour une mère victime d’agressions physiques effrayantes et répétées de comprendre que les insultes, les menaces, les gifles et les fessées du père à l’encontre des petits sont aussi des violences. C’est primordial que les médecins puissent aider le parent maltraité à en prendre conscience, et à trouver aide et soutien psychologique.
Concernant la «santé sociale», votre collègue, Margaux Lemesle, pédiatre légiste, a mené une étude qui démontre que les violences subies peuvent amener vers de la délinquance…
Le docteur Lemesle a mené une étude sur le profil des mineurs placés en garde à vue à Nantes durant l’année 2013. Le résultat était sans appel : la moitié de ces adolescents avaient déjà fait l’objet d’une information préoccupante, d’un signalement ou d’une mesure de protection. Plus de 80 % ont été considérés comme en danger au regard de leur dossier. Ce chiffre pose évidemment la question de l’influence des violences subies sur leur propre comportement violent.
Votre département est l’un des trois choisis par le secrétaire d’Etat chargé de la Protection de l’enfance, Adrien Taquet, pour expérimenter la mise en place d’un «parcours de soins» spécifique pour les enfants de l’ASE. Quelle est la visée du projet ?
Il a pour but de rendre systématique la prise en charge globale de la santé des mineurs protégés. Ces jeunes ont des besoins plus importants compte tenu des expériences négatives vécues et des violences subies, et pourtant ils sont moins bien suivis. Pour exemple : alors que la majorité des enfants qui entrent en protection de l’enfance ont en moyenne entre un à deux ans de retard de langage, ils sont deux fois moins nombreux que les autres, dans notre département, à bénéficier d’une reconnaissance d’une déficience du langage et de la parole. Le manque de suivi orthophonique n’est pas un cas exceptionnel. Ils ont rarement des entretiens réguliers avec un médecin traitant. Cela concerne aussi le dépistage auditif, ophtalmologique, les soins dentaires, le soutien psychologique… Les enfants changent souvent de lieux d’accueil et d’adultes référents, et malgré les efforts des éducateurs, l’accompagnement santé n’est pas toujours facile. Beaucoup de mineurs qui arrivent en protection de l’enfance ont un carnet de santé quasi vide. Nous devons leur proposer un parcours de soins complet et dans la continuité pour restaurer une équité.
Concrètement, comment allez-vous procéder ?
L’idée est de s’appuyer sur les médecins généralistes et pédiatres libéraux volontaires à qui on proposera une formation, et de revaloriser les consultations et le travail de coordination qu’ils mèneront pour ces enfants. Pour chaque mineur qui entre dans une mesure de protection, le médecin volontaire fera une consultation d’une heure, très complète, pour un premier bilan somatique et psychologique. Je veux insister sur le soin somatique, parce qu’il est souvent mis de côté à tort. Apprendre à prendre soin de son corps est le premier pas pour améliorer la santé mentale. C’est primordial pour redonner confiance, regagner de l’estime de soi. Ce même médecin référent suivra l’enfant dans le temps et coordonnera les visites médicales chez les spécialistes. En France, un parcours similaire existe déjà pour le suivi des grands prématurés et le constat est plus que positif : le taux de morbidité a considérablement diminué. En protection de l’enfance, nous pouvons aussi améliorer la prévention et donc la santé de ces mineurs.
Quel sera le rôle des proches dans ce programme ?
Nous espérons qu’ils seront le plus investis possible. Des parents maltraitants ne vont pas toujours être réceptifs quand on remet en cause leurs capacités éducatives. Mais lorsqu’on leur parle de l’impact physique et psychologique des violences ou des négligences, il peut y avoir un déclic et l’assentiment des familles. La santé peut être un véritable levier pour renouer, ou entamer, le dialogue.
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