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jeudi 3 janvier 2019

Meurtres conjugaux : deux ans de recensement, plus de 200 femmes tuées et tant de victimes autour

Par Titiou Lecoq — 
Rassemblement contre les violences sexistes et sexuelles envers les femmes à Paris le 29 septembre.
Rassemblement contre les violences sexistes et sexuelles envers les femmes à Paris le 29 septembre. Photo Albert Facelly pour Libération 

«Libération» continuera à recenser en 2019 toutes ces femmes tuées par leurs compagnons ou leurs ex.

Après deux années de recensement des femmes tuées par leurs (ex) compagnons pour Libé, je passe le relais à Virginie Ballet. Que me restera-t-il de ce travail souvent douloureux ? Comment rendre compte de toutes ces vies et de toutes ces morts ? Les prénoms se succèdent, s’ajoutent, se redoublent, Séverine, Nadia, Jessica, Sylvie, Candice, Catherine, Nathalie, Virginie, Estelle, Nelly, Nabila, Aline, Christiane, Viviène, Sévilay, Céline, Isabelle, Maria, Roxane, Lucie, Réjane, Cathy, Sonia, Vanina, Magdalena, Graziella, Magali, Marie-Claire, Marion, Marnia, Laetitia, Manuela, Corinne, Alexandrine, Stéphanie, Hélène, Fatma, Marie-Amélie, Jasmine, Amélia, Adelissa, Razia, Marie, Sandrine, Lisa, Johanna, Claire.
Ce sont les prénoms de nos mères, de nos grands-mères, de nos amies, de nos voisines, de nos patronnes, de nos profs, de nos sœurs, de nos filles, de nos cousines, de nos collègues, ce sont nos prénoms.

Ce sont des prénoms sur un avis de décès, des prénoms qui ne seront dits qu’avec une immense douleur dans certaines familles. Comment dire, expliquer, répéter qu’elles n’étaient pas prédestinées à être tuées, qu’elles n’étaient pas victimes d’une supposée faiblesse. Certaines avaient été frappées avant d’être tuées, d’autres non. Certaines étaient en couple, d’autres étaient parties. Elles ne se connaissaient pas, elles n’avaient rien en commun, elles exerçaient toutes les professions possibles, elles avaient tous les âges, elles venaient de toutes les régions, une seule chose les rapproche : elles ont été tuées par un homme qui était ou avait été leur compagnon. Certains de ces hommes avaient déjà été condamnés, d’autres n’avaient aucun casier. Ils avaient tous les âges, il y a ceux qui ont tué et se sont enfuis, ceux qui ont tenté de masquer leur crime, ceux qui ont appelé les secours, ceux qui se sont rendus au commissariat, ceux qui se sont suicidés. Il y a celui qui a enterré le corps dans le jardin du pavillon, celui qui l’a jeté du haut d’un barrage (il précisera qu’il ignorait si elle était encore en vie à ce moment-là). Il y a ceux qui étranglent à mains nues, ceux qui plantent un couteau de cuisine dans le cou, ceux qui brûlent vivantes leurs victimes, ceux qui lui tirent dessus au fusil de chasse, ceux qui ont cogné jusqu’à la mort.
Il y a ceux qui appellent la police pour dire «j’ai tiré au fusil dans la tête de ma femme», ceux qui appellent les secours en expliquant qu'«elle a glissé dans la salle de bain». Ceux qui lancent des avis de recherche «ma compagne a disparu, je suis très inquiet», ceux qui se suicident et laissent une lettre. Ceux, nombreux, qui affirment qu’ils n’ont fait que se défendre.
Il y a tellement d’histoires différentes – comme si l’horreur était douée d’une imagination qui surpasse nos cauchemars.

Tuer pour posséder

Mais il y a un point commun : ce sont des hommes qui tuent des femmes parce qu’ils considèrent qu’elles doivent leur appartenir. Qu’elles n’ont pas le droit de partir, de tromper, de refuser, de crier, de reprocher, de faire la gueule, d’agir comme bon leur semble. Ils ne supportent pas qu’elles soient des personnes libres et indépendantes. Ils ne tuent jamais par amour. Ils ne tuent pas parce qu’ils aiment trop. Ils tuent pour posséder, et posséder ce n’est pas et ce ne sera jamais aimer.
Il y a des histoires qu’on ne connaît pas. Comme ces parents dont la fille est enterrée à proximité de son meurtrier et qui demandent en vain depuis des mois à la mairie que sa sépulture soit déplacée parce qu’ils ne supportent pas de penser qu’il est toujours là, avec elle, à proximité, comme s’il la surveillait encore dans la mort, comme s’il avait gagné.
Il y a ce petit garçon de dix ans qui, un soir du mois d’août dernier, a vu son beau-père attraper sa mère par la gorge dans la cuisine. Il a pris un couteau et l’a planté dans le dos de l’agresseur. Il a sans doute sauvé la vie de sa mère. Comme celui de sept ans qui, une nuit de novembre, a appelé la police pour dire que son père était en train d’étrangler sa mère.
Il y a tous ces enfants qui étaient présents au moment du crime. Les plus grands ont le réflexe de s’enfuir, de partir se réfugier chez des voisins. Mais le fils de Graziella avait six ans quand son père a abattu sa mère au fusil de chasse avant de se suicider. L’enfant a passé la nuit au milieu des cadavres avec sa petite sœur de huit mois.
Il y a ces enfants qui ne sont plus présents. Aline, 33 ans, avait quitté David, 42 ans. Il l’a frappée à mort, a étranglé un de leurs enfants et pendu l’autre. C’était en mars dernier. Manuela avait 36 ans, elle avait quitté son compagnon et déposé des mains courantes contre lui. Il l’a tuée, ainsi que ses parents, et avant de se suicider, il a mis le feu à l’appartement. Le fils de Manuela, âgé de deux ans, est mort intoxiqué par les fumées. C’était en juillet. En décembre, Sandrine, 41 ans, a été étranglée, son fils de six ans a été étouffé dans son lit, sa fille de dix ans également. Le père de famille s’est suicidé.
Mais le plus terrible au milieu de toutes ces horreurs, c’est qu’il y ait encore des procureurs pour déclarer : «C’est une séparation qui se passe mal.»

Pas des violences conjugales mais des tentatives d'homicides

Autre phrase fausse : tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son compagnon. Nous devrions la rayer de nos formules toutes faites. Ces femmes ne meurent pas sous les coups. Elles sont tuées. Parfois elles sont battues à mort, mais pas toujours. Outre que cette phrase passe sous silence l’intention meurtrière, elle invisibilise l’étendue du phénomène en ne prenant pas en compte les survivantes. La réalité c’est que presque tous les jours, en France, un homme tente de tuer sa compagne ou ex-compagne. Voici un aperçu, sur les derniers mois de 2018 de ce qu’on ne verra pas dans le décompte.
Octobre : un homme de 32 ans a agressé en plein centre commercial son ancienne petite amie, il l’a défigurée à coups de cutter. Un homme de 63 ans a poignardé avec un tournevis son ancienne compagne, 53 ans. Elle doit sa survie au manteau au cuir qu’elle portait. Un homme de 19 ans a tenté de brûler vive sa compagne qui venait de le quitter. Un homme de 38 ans tente d’étrangler sa compagne et la frappe à coups de marteau avant de prévenir les secours.
Novembre : une femme de 72 ans a passé la nuit retranchée dans une pièce de sa maison après avoir annoncé à son compagnon qu’elle souhaitait le quitter. Le Raid est intervenu, l’homme s’est suicidé avec son fusil de chasse. Un homme de 78 ans a tiré sur son épouse de 54 ansUne femme de 58 ans est frappée par son mari, 59 ans. Prévenue, la police arrive mais le couple affirme que tout va bien. Une heure plus tard, nouvel appel. La femme a réussi à se réfugier chez des voisins mais son mari s’est muni d’une bouteille de gaz et menace de tout faire sauter. «Vous allez tous crever avec moi». La police a réussi à le maîtriser, il est en garde à vue pour tentative d’homicide, menaces de mort et violences conjugales.
Décembre : une femme de 33 ans est poignardée à huit reprises, dont plusieurs fois à la gorge, par son compagnon. Un homme de 36 ans a frappé sa compagneà coups de marteau sur le crâne. Elle a réussi à se réfugier chez des voisins. L’homme a ensuite mis le feu à l’appartement avant de se suicider. Un homme a tenté de tuer son épouse et leurs deux enfants en les étranglant. Un homme de 25 ans a poignardé sa compagne, 26 ans, et leur fille de trois ans. La femme a été touchée aux poumons et la petite aux jambes. Elles ne sont plus en danger. Un homme de 44 ans a poignardé à sept reprises sa compagne, 33 ans. Son pronostic vital est toujours engagé.
Il ne s’agit pas ici de violences conjugales mais bel et bien de tentatives d’homicide. Si on ne parle que d’une femme tuée tous les trois jours, c’est uniquement parce que le taux de réussite n’est pas de 100%.
Sont également exclues de ce décompte celles qui ont été tuées à cause de ce que l’on nomme hideusement des «drames du dépit amoureux». Tuées parce qu’elles avaient refusé les avances d’un homme.
Ne peuvent évidemment pas être incluses celles qui se sont suicidées. En février 2017, une femme erre dans la rue, elle est recueillie par un pompier auquel elle explique que son mari la viole, la torture, la prostitue de force. Le mari est arrêté, il est toujours en détention, la victime s’est suicidée en juin dernier. En novembre, c’est Mandy, 21 ans, qui s’est suicidée. Le mois précédent, son petit ami l’avait séquestrée et passée à tabac, dans une séquence cauchemardesque de plusieurs jours, au point qu’elle s’était jetée par la fenêtre pour tenter de s’échapper.

La folie prend la forme de notre société

Tous les trois jours, en France, un homme parvient à tuer sa compagne ou ex-compagne. Malgré les plaintes qu’elles ont déposées, malgré les dispositifs d’aide, malgré les précautions de l’entourage. Malgré nous. Ce chiffre n’a rien d’une fatalité. Il peut augmenter ou diminuer. Cela dépend de notre vigilance, du bon fonctionnement des institutions policières et judiciaires, et du financement des associations qui font un énorme travail malgré leur épuisement.
Quand on pose un regard de néophyte sur ces histoires, on peut se demander quelle proportion relève du psychiatrique. L’institution judiciaire est chargée de trancher cette question, et elle conclut assez rarement à la folie. De toute façon, comme je l’ai déjà écrit, la folie n’est pas exempte des constructions sociales. La folie prend la forme de notre société, et dans une société sexiste où les femmes, leurs corps, leurs vies, sont toujours soumises au contrôle, dans une société où elles n’ont pas encore acquis leur droit réel à exister en tant que telles, la folie des hommes reflète les processus de domination sous-jacents qui font nos implicites sociaux. Elle cristallise le sexisme ordinaire comme un précipité chimique et le transforme en son point le plus extrême : le droit de vie et de mort.


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