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Veronica, éducatrice spécialisée en service d'accompagnement à la vie sociale (SAVS). Photo Camille McOuat pour Libération
«Libération» s'est rendu dans un service d'accompagnement à la vie sociale et un foyer aux côtés d'éducateurs spécialisés, qui travaillent avec des personnes handicapées psychiques.
Une complicité, des rires et de l’inquiétude. C’est ce qui ressort d’un entretien entre Veronica, éducatrice spécialisée en Service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) dans le centre Lionel dans le Xe arrondissement à Paris, et Nicolas (1), une des personnes qu’elle suit. Ici, on accompagne cinquante-cinq personnes âgées de 18 à 60 ans qui souffrent de tout type de handicap, surtout psychique, dans leurs démarches quotidiennes pour les amener à prendre plus d’autonomie, rompre leur isolement et basculer dans «le milieu ordinaire». Comprendre : la vie normale.
Nicolas a rendez-vous un mercredi après-midi avec son éducatrice pour faire le point sur ses bilans de santé et formuler une demande d’aide sociale légale. Entre les deux, c’est une histoire qui dure. «Nicolas ça fait quoi ? Cinq ans et six mois. Il se débrouille bien tout seul, il n’a pas de curateur»,dit Veronica, 48 ans, en cherchant son approbation du regard, derrière un bureau, dans les locaux flambant neufs du centre. Le grand gaillard a le même âge, il en fait au moins dix de plus, il acquiesce en penchant un peu la tête, mélange de gêne et de fierté.
Tout en épluchant ses courriers, ils font le tour de ce qui va et ce qui ne va pas : les sous, les copains, la santé. Dès que Veronica évoque ce sujet, il annonce, agacé, vouloir arrêter ses médicaments. Son «éduc», qui tente de s’assurer qu’il le fasse progressivement, nous confiera qu’elle n’a pas d’autre prise sur les personnes qu’elle accompagne.
Si Veronica ressent souvent ce sentiment d’impuissance, il se dissipe quand elle réussit à obtenir quelque chose : ce jour-là, une literie toute neuve pour Nicolas grâce à 700 euros d’aide financière. Le mois prochain, ils s’occuperont du renouvellement de son certificat d’invalidité. Ce genre de scènes fait partie du quotidien des éducateurs spécialisés dans ce type de structures, qui n’existent officiellement que depuis 2005.
Dans les couloirs, le dossier de Nicolas sous le bras, Veronica est contente malgré tout de son évolution : «Je sens que ça lui fait du bien, derrière ses airs bourrus, d’avoir de l’attention alors je continue de le voir une fois par mois et de jeter un œil à ses analyses médicales même s’il sait très bien que je ne les comprends pas.» Elle regrette néanmoins que son travail soit si peu connu et évoque ses dix-huit ans d’expérience dont onze passés en pédopsychiatrie à la Croix-Rouge. Pour elle, c’est un métier «qui vous met au bord des limites, dans lequel c’est très fréquent qu’on pleure, qu’on craque parce qu’on doit jongler entre des fonctions qui ne sont pas les nôtres, à cheval entre psychologue, assistante sociale et infirmière».
«C’est le monde qui s’écroule dans ces moments-là»
Dans ce centre, chaque éducateur s’occupe de dix personnes. «C’est une immense responsabilité surtout qu’elles repartent seules chez elles après nos entrevues. Il n’y a pas de suivi continu ou de relais comme au foyer», dit Veronica. Une pointe d’angoisse dans la voix, elle revient sur sa première année dans ce centre, marquée par la tentative de suicide d’un de ses patients. «Je savais qu’il était mal, je l’avais eu au téléphone le jour même mais j’étais loin d’imaginer qu’il allait passer à l’acte. C’est sa sœur qui m’a appelée… La même année, un collègue a dû faire face à un suicide. C’est le monde qui s’écroule dans ces moments-là.»
Accueillir des personnes à la fois quasi autonomes et très vulnérables, c’est toute la difficulté à laquelle sont confrontés les éducateurs des SAVS. «Ils n’ont pas d’entonnoir sur la tête. Ce ne sont pas les fous qu’on se représente, pointe Veronica.Ces personnes ont du mal à mettre des mots sur leur trouble ou leur handicap car elles ont un réel désir de normalité qui se casse dès qu’elles se retrouvent face à un principe de réalité. C’est là qu’on a l’impression de ne servir à rien, quand on sent qu’on ne peut plus aider.»
Ce sentiment revient souvent dans la bouche des éducateurs, régulièrement confrontés à des réactions ou des situations imprévisibles. Comme Aaron, 27 ans, qui travaille dans le domaine depuis cinq ans : «Quand on a affaire à des accès de violence, on peut culpabiliser en se demandant ce qu’on a mal fait ou dit.» Pour lui, le groupe d’analyse de la pratique mené par un psychologue ou un psychiatre une fois par mois, mis en place dans certains SAVS, est indispensable : «C’est un espace de parole qui permet à chacun de revenir sur des cas précis, de se remettre en question et d’exprimer ses frustrations.»
Ici, l’équipe ne compte pas de professionnel de la santé, si ce n’est une psychologue, et n’a accès ni au diagnostic ni au traitement des personnes. Pour Aaron, pas besoin de connaître leur pathologie pour les accompagner. Son collègue et animateur de 21 ans, Gael, qu’on intercepte à la fin d’un atelier CV destiné à de jeunes adultes, y voit un moyen de porter un regard neutre sur les personnes suivies même s’il concède qu’une présence médicale puisse être bienvenue.
Jusqu’où va l’accompagnement ? C’est une autre question qui les taraude. Veronica a plein d’anecdotes en tête, comme cette fois où elle a accepté d’emmener les chats d’un patient chez le vétérinaire, ou qu’un couple qu’elle accompagnait lui demandait des conseils pour pimenter sa vie sexuelle… Elle se souvient aussi d’une personne qui voulait absolument qu’on l’aide à préparer ses funérailles.
Au foyer Michel Cahen (dans le XXe) qui héberge uniquement des personnes souffrant d’un handicap psychique, suffisamment autonomes pour travailler la journée et se déplacer librement, l’accompagnement se fait surtout le soir. Vers 19 heures, quatre éducateurs accueillent dans le réfectoire quarante résidents, âgés de 20 à 60 ans, qui reviennent d’ESAT (2) pendant que Marie Claude, trente-sept ans d’ancienneté, s’assure que chacun prenne ses médicaments.
Dans ces foyers, on compte très peu de places : «On peut attendre en moyenne deux ans pour avoir une chambre…» précise Roméo, 27 ans, qui a intégré l’équipe d’éducateurs récemment. Tout en interpellant d’un mot ou d’un signe les occupants du foyer, il exprime le même malaise psychologique : «Les personnes qui stagnent ou qui régressent psychiquement c’est très dur à vivre et épuisant mentalement. Nous, on reste focalisé sur les signes du quotidien, le côté clinique c’est pour les psychiatres.»
Des objectifs de plus en plus élevés
Cet accompagnement des personnes handicapées psychiques vers la vie normale est également difficile parce que la France a pris beaucoup de retard au niveau de leur insertion professionnelle. «Les entreprises commencent à peine à s’ouvrir aux handicapés physiques, très peu aux personnes avec des troubles psychiques ou des retards mentaux. Quelqu’un qui souffre de schizophrénie, par exemple, ne peut pas travailler à plein temps car la maladie peut revenir et nécessite l’ajustement d’un poste en permanence», explique la cheffe du service du SAVS du centre Lionel, Maya Paszt.
Malgré les horaires à rallonge et les risques sérieux de burn-out, les salaires des éducateurs spécialisés restent très bas, allant de 1 300 euros net en début de carrière à 2 400 nets en fin de carrière. Et le budget accordé par le département à ces structures est de plus en plus resserré : le foyer, par exemple, dépend beaucoup des dons de la fondation Casip-Cojasor pour financer un certain nombre d’activités et de voyages.
Ces derniers mois, la profession est ébranlée par d’autres changements comme la mutualisation de divers services au niveau des locaux ainsi que des compétences à travers les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM). Maya Paszt s’inquiète qu’on leur demande d’atteindre des objectifs de plus en plus élevés avec le même nombre d’éducateurs : «Actuellement on est à 110 % de nos capacités avec cinq professionnels pour cinquante-cinq personnes et on devrait monter, d’après la Direction de l’action sociale, à 130 % à l’issue du CPOM. Comment on fait le jour où toutes les personnes dont on s’occupe vont très mal ? Comment évaluer la maladie qui change constamment ?»
Maya Paszt regrette également la perte d’autonomie au sein de chaque service, notamment au niveau du recrutement :«Avec une enveloppe globale budgétaire de cinq ans, le CPOM rend quasi impossible l’embauche d’un professionnel de plus de cinq ans d’ancienneté : un vrai problème quand on a besoin de personnes plus expérimentées pour s’occuper de ce type de public.»
(1) Le prénom a été changé.
(2) Un établissement et service d’aide par le travail : un établissement médico-social qui propose des activités professionnelles rémunérées et un suivi médico-social et éducatif pour des personnes ayant tout type de handicap.
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