Architecte mésestimé mais dessinateur génial, cet érudit mort en 1826 fait l’objet d’une rétrospective au Petit Palais. A travers 150 dessins, une plongée voluptueuse dans un univers entre fantaisie et académisme, où corps, nature et édifice fusionnent.
«Temple de la Devination, qui forme le fond septentrional de l’Elisée». de Jean-Jacques Lequeu, qui écrivit divers détails techniques et énumérations sur un grand nombre de ses dessins. Photo BnF
Il est rare de pouvoir rêver les rêves d’un autre. Cela n’arrive qu’à la faveur d’une certaine alchimie, lente fusion de hasards, de talents et d’obstinations. Car il faut que le rêveur originel ait suffisamment pris ses songes au sérieux pour leur donner force de réalité, y dégager un chemin de traverse à même de nous faire pénétrer à pas lents dans des bocages formés d’arbres précieux et bordés de primevères, de narcisses et de jacinthes fleuris. C’est à peu de chose près ce que nous propose la rétrospective inédite de Jean-Jacques Lequeu dans l’écrin du Petit Palais, où sont exposées 150 feuilles de cet architecte-dessinateur qui, s’il n’a jamais construit un édifice pérenne, a bâti un monde.
Castor en relief
Les rêves de Lequeu auraient pu disparaître avec lui le 28 mars 1826 si, six mois avant de mourir dans le dénuement et l’oubli, il n’avait pas, faute d’acquéreurs, fait don à la Bibliothèque royale de ses portefeuilles de dessins et de ses manuscrits - soit plus de 800 documents où s’intercalent projets architecturaux, paysages mais aussi scènes de genre, portraits, études de nu, dessins anatomiques et représentations érotiques. Vaincu de l’histoire, Lequeu change soudain de statut, plus d’un siècle après sa mort, quand, en 1952, l’historien de l’art viennois Emil Kaufmann le hisse au rang des «architectes révolutionnaires» aux côtés d’Etienne-Louis Boullée et de Claude-Nicolas Ledoux. Progressivement (re)découvert, ce corpus composite, impur, sidérant devient objet de fascination et d’interrogations au XXe siècle. La première tient pour le commun des mortels à l’identité de son auteur qui, depuis décembre au Petit Palais, reçoit le visiteur avec une série de grimaces. Un homme tire largement la langue, un autre fait la moue, un autre encore bâille allègrement. Est-ce Lequeu qui forme à lui seul ce comité d’accueil ? Présentées ici comme des autoportraits, ces figures brouillent d’emblée les pistes et donnent le ton. L’autoportrait le plus sérieux de cet homme qui ne se contentera jamais d’une seule signature (il alternera tout au long de sa vie «J L Q», «J. J. Le Queu», ou «Jn-Jques Lequeu» ou même «Lequeux») le place, tête mélancolique posée sur sa main droite, dans la niche d’une bibliothèque dont la clé de voûte donne à voir le relief d’un castor, animal architecte qui… construit avec sa queue. La légende fait les présentations officielles : «Jean Jacque Le Queu, J.ur, architecte. De l’Académie royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Roüen/ Dessiné par lui-même en 1792.»
Emploi subalterne
Entre facéties et affiliation académique, entre érudition et parodie, les frontières chez Lequeu se brouillent. Il reste toutefois des éléments biographiques avérés : né en 1757 à Rouen dans une famille de maîtres menuisiers, Jean-Jacques Lequeu se forme à l’école gratuite de dessin de Rouen où il obtient bourse et soutiens lui permettant de se placer sous la protection du grand Soufflot à son arrivée à Paris en 1779. Mais l’architecte du futur Panthéon meurt l’année suivante et Lequeu, malgré sa parfaite maîtrise du lavis et de la géométrie, peine ensuite à obtenir commandes et engagements à la hauteur de son talent. La Révolution raccourcit considérablement la liste de ses potentiels clients et seul son savoir-faire de dessinateur, exercé au Bureau du cadastre notamment, lui assurera un poste jusqu’à sa retraite, à l’âge de 57 ans. Son emploi subalterne ne l’empêche toutefois pas de développer ses propres projets. Mais ses productions proposées aux Salons et concours sont inlassablement refusées, et ce malgré ses tentatives pour se placer auprès des régimes successifs, Révolution, Empire et Restauration.
Face aux refus, aux échecs, au déclassement, Lequeu ne semble toutefois jamais se résigner. Bien au contraire : il crée en parallèle et sans relâche un monde de papier n’obéissant qu’à ses lois. Son Architecture civile, recueil de 104 dessins sidérants de beauté et de précision, commence comme un manuel (comment dessiner au lavis, comment ombrer une sphère…) pour dériver lentement vers la description d’un univers fantastique. Dans celui-ci, une grande place est réservée à la nature : il y a des fleurs au parfum capiteux et des chants d’oiseaux, des animaux de compagnie et des animaux de légende, des bois peuplés de statues de porphyre et des encensoirs emplissant l’atmosphère de fumées. Mais il y a aussi un théâtre où chaque loge se voit fermée par des rideaux cachant la vue sur la scène, un salon aux murs de verre bâti au fond d’un aquarium ou un délicieux boudoir de «Vénus terrestre» pour lequel Lequeu convoque toutes les divinités romaines liées à l’amour physique.
«Figures lascives et obscènes»
Si, comme l’explique le texte d’introduction du très beau catalogue, ces paysages d’invention ne sont pas étrangers aux recherches sophistiquées et aux «folies» prisées des aristocrates dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, Lequeu pousse très loin l’invention. Ainsi, la Porte du parc des plaisirs de la chasse, qui emprunte à la forme pyramidale, déploie six obélisques surmontés de têtes d’animaux sauvages encerclant un sympathique massacre de cerf minéral. Sur la gauche du dessin l’on peut lire cette précision quant aux matériaux dans lesquels ces animaux sont sculptés : «en pierre de porc ; substance calcaire, combinée avec le soufre qui, au frottement, répand une odeur d’urine de chat, d’œuf couvi, ou de foie de soufre.»
Descriptions précises, détails techniques, énumérations vaines, pures fantaisies ou exercices d’érudition, les écrits qui envahissent nombre des dessins de Lequeu sont loin de donner au lecteur des clés de compréhension. Ils l’encouragent pourtant à se placer au plus près des feuilles, en examiner les moindres détails, plonger dedans et s’y avancer doucement en entendant plier sous ses pas des branches de rameaux secs. Grand lecteur, Lequeu puise volontiers dans les livres pour ordonner son monde de papier. Parmi eux, le Songe de Poliphile, ouvrage ayant largement influé sur l’esthétique de la Renaissance, dont la première partie dépeint une quête amoureuse dans un paysage énigmatique où, comme l’écrit Annie Le Brun dans le sublime essai qu’elle signe dans le catalogue, «imaginaire érotique et imaginaire architectural tendent souvent à se confondre». On touche là aux fondations de l’édifice Lequeu, concepteur d’une architecture qui, selon Le Brun, «ne devrait rien au pouvoir mais tout au désir». En témoigne l’étrange tension qui étreint le visiteur, dérivant de grottes factices en vulves véridiques, jusqu’à donc cette série des «figures lascives et obscènes» séquestrées dans «l’Enfer» du cabinet des Estampes. Des dessins d’architecture classiques aux femmes endormies, alanguies, accroupies et peut-être même sans vie, le glissement se fait en douceur comme une belle balade que l’on aurait immédiatement envie de recommencer.
En rebroussant chemin, une grande confusion s’impose comme un éclair de lucidité : un fragment de colonne torse fait immanquablement penser à la cambrure d’une femme, le marbre à de la chair, le bois à quelques parties anatomiques masculines, la végétation sauvage à des poils pubiens et inversement. Comme dans un songe, les certitudes s’effacent pour laisser place à une série d’images fortes, composites et équivoques, persistant longtemps dans notre subconscient. Les rêves les plus forts sont ceux que l’on fait en ouvrant grands les yeux.
Jean-Jacques Lequeu, bâtisseur de fantasmes Petit Palais, avenue Winston-Churchill, 75008. Jusqu’au 31 mars. Rens. : www.petitpalais.paris.fr
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