Dans un entretien au « Monde », le professeur de psychologie rappelle qu’il faut prendre conscience que la vie sur Terre s’améliore et défendre les institutions qui ont permis ces avancées, au lieu de vouloir les renverser. Il refuse de plier face au pessimisme ambiant qui, selon lui, mène au radicalisme.
Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer Publié le 31 décembre 2018
Entretien. Steven Pinker est professeur de psychologie à Harvard. Ses travaux de psychologie cognitive portent sur le langage, un instinct né de la sélection naturelle. En défenseur de la notion de progrès, il a écrit La Part d’ange en nous(Les Arènes, 2017), où il démontre que la violence décline et comment les mœurs évoluent aussi vers un apaisement. Son plus récent ouvrage poursuit sur cette lancée. Dans Le Triomphe des Lumières (Les Arènes, 2018), il présente la raison, la science et l’humanisme comme les meilleurs moyens de surmonter les défis du XXIe siècle.
Vous tentez par votre travail de restaurer une forme d’équilibre dans notre façon de voir le monde. Chiffres à l’appui, vous expliquez qu’il se porte mieux qu’on ne le pense. Malgré tout, vous croyez que le pessimisme fait consensus…
La France en donne un exemple remarquable, car, selon un récent sondage YouGov, seulement 3 % des Français estiment que la situation du monde s’améliore. Nous savons pourtant, et ce de manière objective, que cette infime minorité a raison. Le monde va de mieux en mieux, à plusieurs points de vue. Les principaux indicateurs dont nous disposons vont dans ce sens.
A l’échelle de la planète, l’espérance de vie moyenne est passée en un peu plus d’un siècle de 30 ans à 71 ans. Dans les pays développés, elle dépasse les 80 ans. Les pires maladies infectieuses, telles la malaria, la pneumonie, la diarrhée, le sida, tuent de moins en moins de gens et sont en déclin. Le monde devient en outre plus prospère, le taux d’extrême pauvreté a chuté de 75 % au cours des trente dernières années et il n’y a maintenant plus que 10 % de la population mondiale qui est concernée.
Savoir lire et écrire était auparavant un privilège accessible aux plus fortunés, maintenant 90 % des moins de 20 ans sont alphabétisés. Les guerres sont également moins fréquentes et moins létales. Les famines sont plus rares. Tout cela ne signifie pas que le monde est parfait, qu’il n’y a plus rien à améliorer. Néanmoins, presque partout sur la planète, et particulièrement en France, on continue de croire que l’état du monde se dégrade, alors même que le progrès existe de façon tangible.
D’où vient alors cette idée que tout va mal ?
La presse est en partie responsable. Les journalistes ont tendance à s’intéresser davantage aux calamités qu’à ce qui réussit. Cela s’explique notamment par le fait que les désastres se produisent rapidement – pensons à l’effondrement d’un immeuble, à un tsunami, à une attaque terroriste –, alors que le progrès se déploie de façon graduelle. Comme le dit l’économiste britannique Max Roser, les journaux auraient pu titrer en « une » « 137 000 personnes ont échappé hier à l’extrême pauvreté » chaque jour des trente dernières années, mais ils ne l’ont jamais fait, car le recul de la pauvreté est un phénomène au long cours, et non soudain.
Cette tendance à couvrir davantage les événements plus spectaculaires n’est pas le seul problème. La presse, qu’elle soit de droite ou de gauche, a une vision dystopique de la société : elle régresse, elle est un puits sans fond d’inégalités, de racisme, de terrorisme, de violence, de chômage.
Cela s’explique par le fait que, au sein des rédactions, on a souvent tendance à croire que, pour pratiquer un journalisme sérieux, il faut s’intéresser à ce qui va mal. Les journalistes estiment que les bonnes nouvelles, les articles positifs relèvent du publireportage, de la propagande, du divertissement. Penser une telle chose est ridicule. Car la presse doit relayer l’ensemble des informations, positives ou négatives. Bien évidemment, les journalistes ne doivent pas peindre le monde en rose, mais ils ne doivent pas non plus l’assombrir.
Quel est l’effet de cette surmédiatisation de ce qui va mal sur notre façon d’appréhender le monde ?
La psychologie cognitive montre que nous appréhendons l’avenir à partir d’exemples tirés de notre mémoire. La facilité avec laquelle notre cerveau accède à une idée, une image, une anecdote, est déterminante. Elle augmente notre propension à croire que cette chose peut se reproduire. Et donc la répétition d’un message négatif l’imprimera dans notre mémoire et nous conduira à croire que le monde part à vau-l’eau.
Bien évidemment, les maux qui affligent la Terre ne vont pas disparaître et la presse doit y être attentive. Mais tant que les événements non violents continuent de faire l’objet d’une couverture insuffisante, l’esprit ne les prendra pas en compte pour évaluer l’état du monde.
Sur le plan politique, quelles sont les conséquences de notre habitude de voir les choses de façon aussi sombre ?
Ce biais pessimiste nous conduit au fatalisme, à croire que tout effort pour améliorer le monde est une perte de temps, car tous les efforts déjà consentis en ce sens n’ont mené qu’à une aggravation de la situation. Pire, ce biais peut aussi nous pousser au radicalisme, à croire que, si toutes nos institutions ont échoué, il est inutile de chercher à les réformer, il vaut mieux les détruire et tenter quelque chose d’entièrement différent. Dans la sphère politique, ce radicalisme a permis l’essor du populisme et l’élection de Donald Trump.
« Le cynisme s’est aussi installé, et il a, lui aussi, contribué à la montée du populisme »
Le cynisme s’est aussi installé, et il a, lui aussi, contribué à la montée du populisme. Plusieurs de nos concitoyens croient qu’il n’y a pas de différence entre les populistes et les centristes. Ils font le choix de l’abstention, en croyant qu’entre les différents partis c’est « bonnet blanc et blanc bonnet ». Or nous avons maintenant la preuve qu’il y a une profonde différence entre Donald Trump et Hillary Clinton. Ceux qui ne croient plus en nos institutions, en la démocratie libérale, en la régulation des marchés, font souvent le choix de rester chez eux le jour du vote. Et ils permettent aux électeurs les plus radicaux de peser plus lourd.
Pour vous, le pire peut être évité. Pourquoi êtes-vous si confiant ?
Si la nature humaine existe, avec ses défauts, ses instincts égoïstes, agressifs, concupiscents, nous disposons aussi de capacités cognitives. Nous savons régler des problèmes, nous savons communiquer, grâce à un instinct du langage. Nous savons donc surmonter les difficultés auxquelles nous sommes confrontés.
Nous avons su créer, au cours du siècle des Lumières, deux précieuses institutions qui reconnaissent les limites de la nature humaine et fonctionnent de manière à permettre une amélioration de notre bien-être : la démocratie et les marchés. La démocratie prévoit des contre-pouvoirs et repose sur une déclaration de droits inaliénables qui empêchent un dirigeant corrompu d’abuser de son autorité. Pour leur part, les marchés reconnaissent qu’en général les êtres humains travaillent plus dur pour leur propre bienfait et celui de leurs proches que pour celui de la société. Les marchés permettent donc à chacun de prospérer et d’améliorer sa situation.
Vous mettez en cause la presse, mais que peut-elle faire pour aider nos instincts les plus nobles ?
Je ne voudrais pas passer pour un critique de la presse, car nous ne pouvons pas nous passer d’elle. Les grands médias d’information nous rendent de précieux services. Nous ne pouvons pas laisser se propager les théories conspirationnistes, la désinformation. J’ai un respect d’autant plus grand pour le travail des journalistes que nous vivons à l’ère de Donald Trump, qui considère que toute critique de sa personne relève de l’infox et regarde la presse comme un « ennemi du peuple ». Je trouve ce discours terrifiant.
« Les journalistes doivent s’attacher à recueillir des informations, s’appuyer sur des données chiffrées. Ainsi, leurs articles ne deviendront pas plus optimistes, mais plus fidèles à la réalité »
Nous devons reconnaître que la vérification de l’information, l’objectivité, le travail de relecture, les standards de fabrication de l’information maintenus par les grands titres de presse sont des choses magnifiques que nous devons défendre et célébrer.
Néanmoins toute institution doit exercer un contrôle constant de son fonctionnement, afin de corriger ses erreurs et de s’améliorer. C’est dans cet esprit que je m’autorise à faire certaines observations à propos de la presse. Et je crois que les journalistes doivent s’attacher à ce qui constitue le cœur de leur métier, recueillir des informations, s’appuyer sur des données chiffrées. Ainsi, leurs articles ne deviendront pas plus optimistes, mais plus fidèles à la réalité.
Quels sujets font-ils l’objet, à votre avis, d’une couverture excessive ?
Le premier exemple qui me vient en tête est le terrorisme. Les dommages commis en son nom sont graves, mais moins importants que d’autres phénomènes, les accidents de voiture, par exemple. On insiste également sur les méfaits de la mondialisation, et certes, elle a entraîné la destruction de nombreux emplois. Mais elle a aussi rendu les vêtements et la nourriture moins chers, les pauvres ne sont plus vêtus de haillons, et ne sont plus émaciés comme cela a longtemps été le cas.
Quelles informations démontrant que le progrès est possible et qu’il existe ont-elles, selon vous, été trop peu traitées au cours de l’année qui vient de se terminer ?
Je me réjouis de la fin de la guerre entre l’Erythrée et l’Ethiopie. Près de 80 000 personnes sont mortes à cause de ce conflit à la fin des années 1990. Cette guerre séparait des familles, empêchait l’Ethiopie d’accéder à la mer. Aux Maldives, un gouvernement démocratique a été élu en septembre. En Afrique, la transition démocratique au Nigeria et en Tunisie se poursuit. Il faut aussi saluer le développement de nouveaux antibiotiques qui permettront de dissiper la menace de bactéries résistant à ce type de traitement.
L’essor de réacteurs nucléaires modulaires est une autre bonne nouvelle. Cette quatrième génération de technologie nucléaire permettra de construire plus facilement des centrales énergétiques. En outre, elles ne produiront pas de déchets radioactifs et seront plus sûres. Enfin, en 2000, l’ONU avait désigné huit Objectifs du millénaire pour le développement, et celui qui concernait la réduction de la pauvreté, avec l’espoir de la voir reculer de moitié, a été atteint avec cinq ans d’avance.
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