Directrice d’école dans l’Essonne, Fatima Souchi a fait des enfants «[sa] mission».
Photo Cyril Zannettacci pour Libération
En ce début d’année, «Libération» continue de suivre des personnes engagées dans un combat local. Aujourd’hui, Fatima Souchi, directrice d’école, qui se bat pour le bien-être de ses élèves et de leurs familles.
Son regard se tourne en direction d’un homme, qui l’attend au coin de la rue. «Ce monsieur là-bas, on lui a coupé l’électricité. Il a trois enfants, l’aîné est autiste.» Fatima Souchi, 50 ans, est debout devant les grilles de son établissement, l’école élémentaire Louis-Pasteur à Chilly-Mazarin, dans l’Essonne. C’est la directrice. Son entourage a beau lui répéter que ce qui se passe à l’extérieur de son établissement ne la concerne pas, elle n’écoute pas. «J’ai passé deux heures en ligne avec le fournisseur d’énergie pour un étalement de la dette. Ils n’ont rien voulu entendre.» Elle racontera la fin de l’histoire dans son salon, le lendemain de Noël. «J’ai payé la facture. 1 500 euros avec mes sous. Que faire d’autre ? Les laisser comme ça, dans le noir, avec le gamin autiste en crise de panique ? Non, je ne pouvais pas, c’était inhumain. Il me remboursera petit à petit.»
«Missions invisibles»
Fatima Souchi fait partie de ces personnels de l’Education nationale qui s’investissent au-delà de leurs fonctions. Sans même avoir conscience de faire quelque chose d’exceptionnel. «Bien sûr, personne ne me demande de faire ça. Je ne suis ni psy, ni assistante sociale, ni juriste. Mais je vois l’enfant derrière. C’est lui ma mission. S’il a trop de problèmes à la maison, il ne peut pas apprendre.»
L’école Pasteur est un grand établissement avec 402 élèves, en majorité des enfants d’ouvriers et travailleurs pauvres. De ceux abonnés au découvert bancaire dès le 10 du mois, aux factures impayées et repas sautés. De ceux qui vivent dans cette angoisse permanente de perdre pied, en équilibre sur un fil.
Alors Fatima Souchi déborde régulièrement du cadre. Elle appelle ça «mes missions invisibles». Elle tend l’oreille à la récré, à la cantine, apporte à l’école les vêtements trop petits de ses neveux et nièces, «comme on fait dans beaucoup d’écoles».Elle appelle les parents dès qu’elle suspecte quelque chose qui cloche. «C’est juste que je refuse de ne pas voir.»Ne pas voir, par exemple, cet enfant qui rentre tout seul chez lui à midi alors que jusque-là il venait à la cantine. Souvent la même histoire : «Les parents se retrouvent dans le rouge, au bord de la dégringolade, avec la peur que les huissiers débarquent. Alors ils arrêtent la cantine et les enfants rentrent manger un plat de pâtes dans le meilleur des cas.» Elle marque un temps : «Tant que je serai directrice, tous les enfants mangeront comme il faut à midi. Je ne conçois pas les choses autrement dans notre pays.» Elle parle avec aplomb. «L’école est le dernier rempart, le dernier service public de proximité. Et donc nous sommes en première ligne.»
Régulièrement, elle se pose sur le trottoir devant l’école pour montrer aux parents qu’elle est là, disponible. Certains viennent d’eux-mêmes, comme cette mère sans-papiers qui voulait inscrire sa fille handicapée à l’école. «Je l’entends me dire : "Ma fille n’a pas de fauteuil roulant mais ne vous inquiétez pas, elle rampe." Je lui explique que ce n’est pas possible, par dignité. Mais après ? Un "Débrouillez-vous, revenez avec un fauteuil" ? Non, je représente l’Etat français. Je suis une courroie de transmission, je les oriente vers les services pour les aider. Sauf qu’il y en a de moins en moins.»
Elle a le sentiment d’être de plus en plus seule. Au fil des ans, les services publics de proximité «disparaissent»: la maison des solidarités, qui abrite les assistantes sociales, ou le centre médico-psychologique qui ont déménagé plus loin par exemple. «Ils appellent ça du "redéploiement". Vu d’en haut, les décideurs maximisent les moyens, ça peut se comprendre. Mais ils ne mesurent pas les conséquences insidieuses. Traverser la rue pour demander de l’aide, c’est déjà dur, mais alors faire des kilomètres…» Elle soupire, pense à «tous ces partenaires» perdus. «Je connaissais les assistantes sociales, on travaillait ensemble, en étoile. On était efficaces. Il faut tout reconstruire. Ça prend du temps.» Pour le fauteuil roulant de la petite, elle a fini par avancer l’argent pour la location à la pharmacie. «Finalement, l’histoire s’est réglée grâce à l’intervention du médecin scolaire. J’ai été remboursée. Heureusement qu’elle est encore là, c’est mon dernier appui.» Une chance car les médecins scolaires ne sont pas assez nombreux et manquent souvent, surtout dans les territoires ruraux et défavorisés où la médecine générale est en crise.
Fille d’immigrés
Au sein de l’équipe enseignante, c’est parfois un peu compliqué. «Ça va mieux, mais quand je suis arrivée ici, des collègues trouvaient que je me mêlais de ce qui ne me regarde pas… Au détriment du reste. C’est vrai que ce temps passé à aider les familles, c’est des heures en moins pour m’occuper de l’équipe.» La première fois que l’on a rencontré Fatima Souchi, en octobre dernier, on était venu raconter l’histoire de Joseph, hébergé par le Samu social dans un hôtel et en bagarre avec la municipalité de Chilly-Mazarin qui refusait de scolariser ses trois enfants dans l’école voisine. Fatima Souchi les avait accueillis, sans hésiter, tenant tête à la mairie et à sa hiérarchie - «Les enfants n’ont pas à être mêlés aux problèmes des adultes», répète-t-elle.
Ce jour-là, elle était apparue toute discrète, devant le portail de l’école, presque effacée derrière la gardienne. On va la saluer. Elle se met à raconter dans un flot un peu décousu, ses dix frères et sœurs «qui ont tous bien réussi». Son frère commissaire de police, sa sœur professeure à l’université. Son père kabyle arrivé en France en 1946. Il collait des affiches pour l’indépendance de l’Algérie, c’est comme ça qu’il a rencontré sa femme. Elle parle de son enfance dans le Nord, à Tourcoing, fille d’immigrés, «de l’école de la République, qui nous a donné l’espoir de réussir. On nous répétait qu’en travaillant, on y arriverait. On y a cru et ça a marché. Cet espoir, je veux le transmettre aux enfants à mon tour. J’y crois».
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