L’éducation est une science (moyennement) exacte. Cette semaine, Nicolas Santolaria, dans cette première chronique, s’intéresse aux agendas de ministre de notre progéniture.
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Ce mercredi, à la piscine, mon fils L., 7 ans, s’est plaint du bras gauche. « C’est pas grave, tu n’as qu’à faire des longueurs avec les jambes ! », l’exhorta, plein d’aquatique sollicitude, le maître-nageur. Après avoir péniblement tenté d’effectuer quelques mouvements en mono-propulsion, mon fils m’a répété d’une petite voix plaintive : « J’ai mal, papa ». Est-ce que L. est devenu un pro de la méthode Actor’s Studio depuis qu’on l’a inscrit l’an dernier dans un atelier théâtre ou bien est-il réellement gêné par ce bras douloureux ? J’ai finalement opté pour la seconde hypothèse et j’ai envoyé L. se doucher. C’est à ce moment précis que M., son jeune frère de 4 ans, m’a apostrophé depuis la ligne d’eau voisine : « Papa, moi aussi j’ai mal au bras… »
Qu’il s’agisse de stratégie ou non, on peut aisément comprendre que les enfants aient envie d’échapper aux journées surchargées qui sont les leurs. Ils semblent avoir intuitivement compris qu’il fallait désormais batailler pour préserver leurs prérogatives. Ce droit à buller, à jouer sans autre préoccupation que celle de l’instant présent, est menacé par l’ambition dévorante de leurs parents depuis que s’est imposé un nouvel idéal éducatif, celui du « sur-enfant nietzschéen ».
Discipline spartiate
Inspiré par le fameux « sur-homme » conceptualisé par le philosophe Frédéric Nietzsche, le « sur-enfant » est un démiurge en culottes courtes, invité avec insistance à transcender sa condition au moyen d’une discipline spartiate. On le reconnaît à ses cernes violacés et à son planning extrascolaire aussi chargé que l’agenda d’Emmanuel Macron. Pourtant, le désir initial est louable : les parents veulent donner à leur progéniture les armes pour affronter un monde incertain.
Malgré lui, l’enfant devient alors le réceptacle des angoisses diffuses qui obscurcissent les psychés en ce début de siècle. Chaque activité extrascolaire correspond à la tentative de conjuration rituelle de l’une de ces peurs récurrentes. Afin de pouvoir faire face à une éventuelle attaque djihadiste et fournir une réponse adéquate à la violence parfois extrême du harcèlement scolaire, le « sur-enfant nietzschéen » est inscrit au kung-fu, au karaté ou au judo depuis qu’il a l’âge de faire la différence entre un tatami et un tapis d’éveil.
Personnellement, j’ai opté pour une formation à domicile et j’entraîne régulièrement L. et M. au combat à mains nues : nous progressons actuellement sur le dossier épineux des clés de bras. Comme le monde se numérise à vitesse accélérée, le « sur-enfant nietzschéen » suit également un cours hebdomadaire de code informatique. Bien entendu, ce futur diplômé de Centrale Supélec ne doit pas négliger sa part créative, car c’est aussi celle qui permet de s’adapter, de faire émerger de nouvelles idées.
Exténués, les parents jouent les majordomes zélés, convoyant du gymnase au conservatoire cette descendance industrieuse.
Après avoir avalé à la hâte son goûter sur un coin de trottoir, il fera du piano, de la guitare, du dessin, de la poterie, ou du cirque, histoire de ne pas laisser en friche la partie Van Gogh de son cerveau. Vous êtes déjà épuisé face à la perspective d’un tel programme ? Ça se comprend, mais il ne faut pas mollir. La vie en collectivité nécessitant un apprentissage, le « sur-enfant nietzschéen » verra une case « sport collectif » insérée au chausse-pied dans son planning millimétré. Même si ma femme n’était pas trop partante à la base, notre fils L. est inscrit dans un club de foot installé en bordure de périphérique. Et puis, le « sur-enfant » pratiquera peut-être l’anglais grâce à une jeune fille au pair habilement sélectionnée et terminera sa semaine par un peu de méditation ; il est si important de savoir se détendre.
Exténués, les parents jouent les majordomes zélés, convoyant du gymnase au conservatoire cette descendance industrieuse. Aux yeux des autres, ce programme de renforcement au coût astronomique doit rester résolument opaque (voilà pourquoi je n’ai confié à personne que L. faisait du tricot, moyen de lui apprendre à surfer avec fluidité sur les stéréotypes de genres). Ces cachotteries ont pour but de masquer le plus longtemps possible les habiletés particulières développées par l’enfant, afin qu’il puisse faire la différence le moment venu en sortant ces atouts de sa manche : « Ah bon, vous ne saviez pas qu’Hector maîtrisait la physique quantique ? ! »
Narcissisme des adultes
D’après une étude publiée dans le journal Sport, Education & Society, en mai 2018, par Sharon Wheeler et Ken Green, chercheurs à l’Université de Chester (Royaume-Uni), ces activités extrascolaires, qui ont lieu parfois cinq jours par semaine, serviraient en partie à flatter le narcissisme des adultes, constituant un élément central de ce qui est aujourd’hui considéré comme la « bonne » parentalité.
Mais, précisent les chercheurs, ces activités peuvent aussi conduire à réduire le temps passé en famille et, par le climat de pression constante qu’elles instaurent, nuire à l’éducation. Le « sur-enfant nietzschéen » n’est donc pas un enfant augmenté, mais quelqu’un qui finit par être nié dans sa singularité même, expulsé du territoire insouciant de l’enfance qui échappait jusqu’alors au registre asséché de la rentabilité. Sous sa forme la plus extrême, le « sur-enfant » est presque un « sous-individu », me dis-je, avant de foncer récupérer mon plus jeune fils à l’éveil musical.
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