Pour le psychanalyste Fethi Benslama, le phénomène est notamment lié aux revendications identitaires.
Propos recueillis par Elise Vincent Publié le 10 novembre 2018
Temps de Lecture 5 min.
Pour le psychanalyste Fethi Benslama, le phénomène est notamment lié aux revendications identitaires.
Trois ans après le 13-Novembre, votre regard sur la radicalisation djihadiste a-t-il changé ?
Oui, car, il y a trois ans, on avait des idées très générales. Nous n’avions pas cette connaissance concrète et directe de ce qu’on appelle les « radicalisés ». Bien sûr, certaines personnes connaissaient la réalité, comme les travailleurs sociaux. Pour ma part, j’avais une consultation dans une cité de Seine-Saint-Denis. Je savais de quoi il retournait. On a tout de même été surpris par la soudaine multiplication d’individus radicalisés à partir de 2014 et pour laquelle le gouvernement a mis en place des dispositifs de signalement. Aujourd’hui, on n’est plus dans les grandes théories et les spéculations sur la radicalisation.
Quelle influence cela a-t-il sur les modes de prise en charge ?
On essaye concrètement de voir quelle est la trajectoire du jeune, par où il est passé, ce que la radicalisation a rempli comme fonction dans sa vie psychique. Lui ne va jamais en dire clairement les raisons profondes, c’est à nous de les découvrir. Avant, on s’en tenait au discours manifeste, au fanatisme, à l’écran idéologique. Aujourd’hui, nous essayons de traverser cet écran pour comprendre les ressorts intimes de la personne et, quand nous y parvenons, il devient possible de l’aider à faire un autre choix, à trouver des potentialités ignorées, pour réorienter le cours de sa vie.
Connecteriez la radicalisation djihadiste à la montée du conservatisme religieux musulman ?
Le fondamentalisme a été armé en Afghanistan dans les années 1980, là s’est ouverte la première école moderne du djihadisme. Les partisans qui ont survécu se sont aguerris, ils ont eu le sentiment de gagner la guerre. Ils ont considéré que, puisqu’ils avaient réussi là, ils étaient en mesure de le refaire ailleurs. Ils se sont répandus partout où il y avait des conflits impliquant des musulmans. Beaucoup de ces ex-djihadistes d’Afghanistan se sont ainsi engagés dans la guerre civile en Algérie. Bref, ils ont fait passer le message d’une résistance armée fondamentaliste accessible à tous.
Le salafisme que l’on voit grandir aujourd’hui est, pour sa part, une « niche écologique » où prolifèrent ceux qui veulent imiter les ex-djihadistes d’Afghanistan. Il y a plus que du conservatisme dans le salafisme. Il y a un salafisme qui prône la distinction du religieux du politique, certes, mais il y a aussi un salafisme qui veut que la religion domine le politique. Ce courant diffuse une haine contre toutes les formes politiques modernes, notamment les Etats-nations et leurs acteurs.
La radicalisation djihadiste est-elle à l’image d’une hausse plus générale de la radicalité de la jeunesse ?
Le djihadisme est apparu dans un contexte très précis, et c’est une forme très avancée de la radicalisation, avec la particularité d’être armée. Mais il y a d’autres formes de radicalisation qui portent dans les plis de leur idéologie les mêmes ingrédients. Je pense qu’il y a un phénomène global de la radicalisation de la jeunesse à relier aux revendications identitaires partout dans le monde. Ces revendications recèlent la hantise d’être menacé dans son être, d’où le recours à la haine de l’autre qui donne le sentiment d’offrir un bouclier de protection.
Même dans des pays puissants et en paix, on voit se répandre ce phénomène. La mondialisation a engendré une homogénéisation qui a mis à mal les représentations de soi-même. L’être humain est fragile et excessif à la fois. Or partout, avant, les traditions essayaient de donner des « contenances », en donnant à la fois des limites et en rassurant. Cela a éclaté.
Internet a-t-il accéléré tout cela ?
Oui, Internet donne à quiconque un espace qui le détache de ses contenances traditionnelles, une sorte d’habitacle, où il est à la fois émetteur et récepteur de nouvelles et de vérités, sans limites. Cela attise tous les phénomènes d’agression et de haine, parce qu’il y a une libération des contraintes. Nous avons aujourd’hui une vie familiale, professionnelle, mais aussi cybernétique, et dans cette vie-là, beaucoup de gens se conduisent comme des petits terroristes ordinaires en lançant des bombes d’injures, de menaces, d’incriminations. Chacun fabrique ses « news » et sa vérité du moment qu’il communique à son réseau.
Cela a des incidences par exemple sur les violences de bandes que l’on constate aujourd’hui. Internet n’est pas qu’un puissant moyen de diffusion, il permet à chacun de créer une sorte de « bureau des légendes » personnel. Aujourd’hui, il est donc un impératif de mener un travail de civilisation dans l’usage d’Internet. Il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé avec la radicalisation islamiste, car toutes les formes de radicalisation que l’on va avoir à l’avenir vont utiliser ces moyens-là.
Que peuvent donc la psychanalyse ou la psychiatrie en la matière ?
D’abord, il ne faut pas réduire les radicalisations à des phénomènes pathologiques ou psychiatriques. Les troubles des êtres humains ne rentrent pas tous dans cette nomenclature. Les « psys » ne peuvent pas grand-chose sur le plan collectif. Ils ne peuvent que traiter les cas, un à un. Mais outre l’aide à tel ou tel jeune se perdant dans les méandres de sa construction, ils peuvent contribuer à une réflexion forte par rapport à ces expressions de haine qui provoquent régulièrement de la panique dans l’espace public.
Regardez, récemment, quand un jeune a posté sur les réseaux sociaux un appel à « purger la police ». Cela a déclenché une mobilisation de tout l’appareil d’Etat. C’est du côté de ce qu’on appelle la prévention primaire qu’il faut trouver les ressources pour engager ce travail de civilisation. A l’école, bien sûr, mais on lui demande beaucoup. Il faut donc aussi former les éducateurs pour faire face aux nouveaux problèmes de la vie cybernétique.
Diriez-vous que la radicalisation djihadiste a été un laboratoire des haines actuelles ?
C’est une expérience dans laquelle nous devons puiser des enseignements fondamentaux. Nous savons qu’elle correspond à une conjoncture particulière. Mais il existe d’autres formes de radicalisation actuelles ou à venir. Quand vous voyez que même des végans, en principe contre la violence, deviennent des casseurs, je ne serais pas étonné qu’un jour ils aillent plus loin. Les grandes utopies laïques avaient structuré la haine et donné des moyens de sa sublimation éthique et théorique.
Or, aujourd’hui, ces utopies sont affaiblies, ce qui laisse la place aux moulins de la haine pure et de la peur. Un jeune radicalisé que j’avais suivi m’avait dit un jour : « J’aime la haine car elle me rend plus fort. » Pourquoi ? Parce que quelqu’un qui fait peur impressionne ses semblables, il se fait craindre. Or, souvent, ces jeunes se détestent eux-mêmes au départ, la rencontre avec l’offre de radicalisation leur permet de détourner la haine contre les autres. Ils découvrent alors qu’ils sont pris en considération, et obtiennent le « respect », par la terreur.
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