Le photographe uruguayen Guillermo Giansanti a réalisé, en 2016, une série sur les violences conjugales. Il a cherché dans son travail à montrer la violence avant et après l’agression physique. Photo Guillermo Giansanti
«Libération» s’est rendu à un «stage de responsabilisation», à Créteil, réservé aux hommes condamnés pour avoir battu leur conjointe. Malgré trois jours de discussion, la prise de conscience est lente et certains continuent de minimiser leurs actes.
Pierre-Jean (1) évoque un «accident». Antoine parle de «petite poussette». Patrick de «chamailleries avec madame». Mais pour la justice, ce sont tous des auteurs de violences conjugales. Ce mardi 13 mars, ils sont dix hommes réunis autour d’une rangée de tables, à l’étage du service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) de Créteil.
Agés de 23 à 53 ans, ils participent pendant trois jours à un stage sur obligation du juge d’application des peines. La plupart ont été condamnés à du sursis avec mise à l’épreuve, certains sont allés en prison ou portent des bracelets électroniques. Ces modules, dits de «responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple ou sexistes», ont été institués par la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. C’est un complément au suivi individuel mené avec les conseillers d’insertion et de probation pendant deux ans en moyenne. «Allier ces deux modes de prise en charge permet d’aller plus vite pour prévenir la récidive, explique la directrice du Spip Val-de-Marne, Marie Deyts. En groupe, tous ne sont pas au même niveau d’analyse et les uns peuvent s’enrichir des autres.»
La veille, ils ont reçu la visite d’une membre du Centre d’information sur les droits des femmes et familles (CIDFF) pour revoir quelques points juridiques de base. Cela n’a pas fait l’unanimité. «L’intervenante restait bloquée sur l’idée qu’une gifle, c’est une gifle, sans s’intéresser aux circonstances», lâche Antoine, gérant d’une entreprise dans le secteur énergétique. «Une féministe», persifle son voisin.
Victimisation
Aujourd’hui, c’est Martine Costes-Péplinski, psychothérapeute et sexologue de l’association Metanoya, qui intervient d’une voix calme dont elle ne se départira pas. Même lorsque le débat se muscle. Et cela arrive vite. Un sentiment de victimisation se fait sentir. Chacun y va de son argument. «C’est pas excusable de lever sa main, mais vous savez, on est harcelés moralement», considère Antoine, à l’énumération des statistiques sur les violences conjugales. Chaque année, 225 000 femmes (2) sont victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint. Pour Antoine, ces chiffres, «c’est du pipeau». Il menace de mettre ses écouteurs pour ne pas entendre. Très vite, cet homme à la carrure imposante se ressaisit, attrape la machine à café et ose une comparaison : «C’est comme les femmes, une tasse ça excite, trop ça énerve !»
Mohamed, quadragénaire, prend la parole : «Je reconnais que je l’ai tapée.» Son épouse a appelé le 39 19, numéro national pour les femmes victimes de violences. «Pourquoi ils lui disent directement d’appeler la police et de divorcer ? Pourquoi ils ne lui demandent pas mon numéro pour voir ça avec l’homme ?» Martine Costes-Péplinski : «Et si le 39 19 vous avait appelé, qu’auriez-vous fait ?» Un autre répond à sa place : «Ça t’aurait énervé.» Mohamed a été condamné à six mois de sursis et à une mesure d’éloignement. «Pendant deux ans, je ne peux pas retourner à la maison. Vous imaginez si j’avais un crédit à payer dessus ?» L’homme s’inquiète pour son fils, dont la moyenne a chuté de 16 à 9. «C’est la société qui brise la famille», répète-t-il à plusieurs reprises en croisant les bras. La thérapeute le renvoie à ses responsabilités :«Ce n’est pas la société qui a donné une claque.» Il réplique : «Moi, ce n’était pas une gifle, c’était les pieds.»
A la pause, tout le monde descend prendre l’air. Pierre-Jean, gardien d’école, se roule une cigarette. Ce quinqua au physique sec aurait cogné «sans le vouloir» une porte de placard sur le visage de sa compagne. Ils se disputaient pour une histoire de facture de téléphone. «Ma fille n’avait pas assisté à la scène, mais quand elle a vu que ça saignait, elle a appelé la police.» Dans le flot de la discussion, il partage son choc d’avoir été placé en cellule, dans l’attente de son jugement. «J’ai passé la nuit dans la même pièce que trois hommes qui avaient commis des meurtres.» Depuis, Pierre-Jean tremble dès qu’il entend une sirène de police et il ne supporte plus la vue des fromages Kiri, son repas de garde à vue. Avant de remonter, il lance : «J’aurais pu me venger sur ma femme en rentrant à la maison.» Il a préféré démonter son placard pour le jeter à la poubelle.
Face à ce risque de représailles, Martine Costes-Péplinski insiste : «En appelant la police, les victimes n’ont pas voulu vous envoyer en prison, mais que les violences cessent.» Pendant la pause déjeuner, cette ancienne du Mouvement de libération des femmes (MLF) estime que «les femmes ont fait un boulot pour se libérer, que les hommes n’ont pas entamé». L’intervenante s’est engagée, voilà une décennie, dans l’aide aux auteurs de violences. Un champ d’action thérapeutique qui reste encore tabou. Au sein du mouvement féministe, l’expression de male tears(«larmes masculines») revient souvent pour désigner l’auto-apitoiement de certains hommes.
Parmi les participants, personne n’est fier de ses actes, mais certains minimisent leurs gestes. Ceux-là se considèrent victimes d’une machine judiciaire qui protégerait plus les femmes. Les ressources sont déjà insuffisantes pour soutenir les victimes, alors pourquoi diviser les forces en s’intéressant aux auteurs ?«La prison n’est pas suffisante pour qu’une personne guérisse», affirme Martine Costes-Péplinski. Pire, une condamnation peut avoir un effet pervers : apprendre à ne plus laisser de traces. «L’absence de lieux d’accueil pour les hommes en suivi judiciaire est une catastrophe. Et chez leurs amis, on donne tort à madame plutôt que de chercher à les faire réfléchir. Cela ne favorise pas un travail de remise en question.»
Un stage de responsabilisation est réussi lorsque se produit un «retournement» : la victimisation cède le pas à l’introspection. On y vient doucement au fil de l’après-midi, consacrée à l’autorégulation des émotions négatives. «La violence se passe dans un corps qui se fait déborder par lui-même», décrypte l’animatrice. Comment endiguer le tsunami ? Patrick, magasinier au chômage, raconte avoir frôlé la dépression lorsque la machine judiciaire s’est enclenchée. «Je ne pensais pas que ça irait aussi loin», admet-il. Obligé de quitter le domicile, il a un temps squatté le canapé de ses amis avant de s’en remettre au 115 pour trouver un hébergement d’urgence. «J’ai pété un câble au travail et je me suis fait virer.» Aujourd’hui : «J’ai trouvé une stabilité parce que j’ai fait quelque chose que j’aime : une formation dans le bâtiment. C’est peut-être un mal pour un bien.»
«Peur»
Le lendemain matin, cet homme évoque son enfance meurtrie aux Antilles : «La règle sur le bout des doigts, oui, j’y ai eu droit. Mais c’était pas pour autant qu’on allait toquer au commissariat pour dire "papa et maman m’ont tapé".» D’autres brossent aussi le portrait d’une autre époque où les sévices corporels étaient banalisés sous le prétexte d’éduquer. Untel s’est pris des coups de sangle. Un autre de râteau. «Mon père n’avait pas besoin de taper, quand il vous regardait, ça vous donnait envie de vous pisser dessus. Y avait du respect», avance un troisième condamné. «Ce que vous désignez, ce n’est pas du respect mais de la peur», le reprend le médiateur de cette dernière journée, Alain Legrand.
Très peu connu du grand public, ce psychologue, également président de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge des auteurs de violences conjugales et familiales (Fnacav) est précurseur, depuis trente ans, de la prise en charge des auteurs de violences conjugales. En aparté, il déplore : «On a conditionné les hommes à dominer et à ne pas montrer leurs émotions pour être soi-disant forts. Ce pathos social renforce les pathologies individuelles.» Dans son cabinet, il rencontre rarement de «vrais hommes violents», comme il dit, mais plutôt des «auteurs de violences qui ont du mal à gérer leurs émotions». Comment fait-il la distinction ? «Il y a d’un côté la jouissance et de l’autre la souffrance.» Aux participants, il répète : «Ce n’est pas parce qu’on vous provoque que vous avez le droit de vous énerver. Vous avez en revanche le droit de partir ou de vous séparer.»
Les participants visionnent ensuite un film mettant en scène les étapes clés d’une relation enferrée dans le cycle de la violence. L’effet est quasiment immédiat. «Ah, elle a quand même pris le cadeau», critique l’un, quand l’héroïne se fait offrir un bijou en guise d’excuse. Certains félicitent le mari lorsqu’il claque la porte de chez lui plutôt que de passer ses nerfs sur son épouse. Mais l’homme du film replonge bientôt. Sur une autoroute, il hurle sur sa femme et s’arrête sur la bande d’arrêt d’urgence pour cogner la carrosserie. Youssef s’énerve : «Elle n’a pas essayé de le calmer et il est monté tout seul en tension.» Lui a été condamné pour des faits remontant à cinq ans. Entre-temps, il a reconstruit sa vie, été titularisé fonctionnaire et sa nouvelle amie est enceinte.
Lors d’une autre scène, le mari agrippe les épaules de sa femme, terrorisée, et la plaque contre la fenêtre de la cuisine pour la secouer. «Regarde Youssef, là, tu trouves qu’il n’a rien fait ?» le taquine Antoine, le manager au physique costaud qui pense avoir donné une «petite poussette» à la mère de ses enfants qu’il a, en réalité, fait tomber au cours d’une violente dispute. On n’en saura pas plus. Youssef le tacle :«Tu as fait pire, toi.»
L’heure de fin sonne. Les hommes s’accordent tous à dire que ce stage leur a été utile. Mohamed rigole : «Il faudrait le faire avant de se marier !» Alain Legrand les remercie. «J’espère ne pas avoir à vous revoir dans ces conditions.» Certains prennent des renseignements pour une consultation privée et continuer l’analyse qu’ils viennent d’amorcer. C’est le cas de Pierre-Jean, le gardien d’école, le dernier à quitter la salle. Son regard bleu se brouille de larmes : «J’ai entendu des propos de la part de ces hommes… C’est chaud. J’étais à 10 000 lieux de penser que ça pouvait exister.»
(1) Tous les prénoms des participants au stage ont été modifiés.
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