La très grande précarité des conditions de vie des exilés présents dans le Calaisis affecte leur santé psychique, dont la prise en charge reste complexe.
« On pourrait en distribuer cent litres, tout partirait. » Il fait 5 °C ce jeudi du mois de mars, rue des Verrotières, dans la zone industrielle des Dunes, à Calais, et Christophe, ambulancier bénévole, constate que les thermos de thé sont déjà vides. Médecins du monde (MDM) a installé, comme trois après-midi par semaine, un chapiteau sous lequel les migrants peuvent patienter avant de rencontrer un médecin qui consulte dans une ambulance faisant office de clinique mobile, ou faire une pause avec des membres de l’équipe de coordination et des bénévoles dans un autre véhicule aménagé à cet effet.
Abris détruits, violences au quotidien, isolement, errance… les exilés de retour à Calais après le démantèlement de la « jungle » à la fin d’octobre 2016 – entre 300 et 600 personnes selon les sources – vivent dans une grande précarité. Ces conditions de vie affectent leur santé : associations et professionnels de santé font état de pathologies psychosomatiques (eczéma, insomnies, etc.), de troubles anxio-dépressifs, de stress traumatique et post-traumatique, ainsi que d’une augmentation des addictions. « Surtout l’alcool, par ennui, par manque de perspective », dit le docteur Philippe Legrand, psychiatre addictologue au centre hospitalier de Calais.
Une action en santé mentale
C’est pourquoi, face à l’absence de lieux sûrs et repérables pour mener des actions comme le faisait l’ONG au sein du camp, MDM a relancé au début d’octobre 2017 une action en santé mentale. « Nous avons identifié des besoins », explique Chloé Lorieux, responsable de ce programme sur le littoral. Les violences subies dans le pays d’origine (tortures, viols), sur le parcours d’exil qui dure entre un et quatre ans – « beaucoup sont passés par la Libye » –, puis l’impasse à Calais font que « la majorité des gens sont en souffrance », souligne Chloé Lorieux, qui n’a « jamais connu une situation si difficile ».
« Ils ne se sentent jamais en sécurité et sont dans un état de vigilance permanent »
« Tous les besoins fondamentaux (dormir, se laver…) sont compliqués. On voit ces jeunes face à un mur se désespérer », relève Miriam, l’une des deux art-thérapeuthes, avec Naomi, d’Art Refugee UK, une ONG partenaire de Médecins du monde, présentes deux fois par semaine dans la ville portuaire. « Ici, ils ne se sentent jamais en sécurité et sont dans un état de vigilance permanent », dit Naomi.
Le docteur Philippe Legrand, qui est par ailleurs médecin coordinateur d’une équipe mobile psychiatrie précarité (EMPP) créée il y a quatre ans à la demande de l’autorité régionale de santé (ARS) et qui s’adresse à tous les précaires, dénonce une situation « plus dure qu’auparavant. Ils [les exilés] n’ont plus de place dans la ville ».
Lui qui a travaillé dix ans en Afrique pour Médecins sans frontières (MSF), dans les années 1990, estime « plus difficile de s’occuper de migrants que de séropositifs dans les bidonvilles de Nairobi ».
« Je ne rencontrais pas des gens aussi désespérés qu’ici. Ils mettent tous en avant l’indignité de leurs conditions de vie ; ce qui n’était pas le cas à Nairobi, même si les gens vivaient dans un extrême dénuement. »
Augmentation des addictions
Les associations sont seules sur le terrain pour repérer les personnes en souffrance. Avec son dispositif mobile, MDM cherche à accompagner les exilés, sans se substituer au droit commun, faute de moyens.
L’ONG leur propose des activités psychosociales « afin d’éviter que la souffrance ne se “chronicise”, d’étayer ce qui peut l’être, de repérer les souffrances les plus importantes, les conduites à risques (scarification, mutilation, consommation importante de cannabis, idées suicidaires…) », précise Chloé Lorieux.
« Ces activités permettent de créer du lien social et d’offrir si besoin une première écoute (évaluation de la demande et soutien) auprès de bénévoles psychologues ou soignants en santé mentale. »
Le médecin hospitalier à la retraite présent ce jeudi témoigne « avoir vu beaucoup de mineurs, très tristes et très fermés ». Ils sont entre quinze et vingt à consulter lors de chaque vacation de MDM, principalement des jeunes hommes soudanais, érythréens et afghans. Sans interprètes, les entretiens se déroulent en anglais quand c’est possible.
« On essaye de proposer une prise en charge »
Les personnes sont ensuite orientées vers des structures de soins, essentiellement la permanence d’accès aux soins de santé (PASS), dont les préfabriqués jouxtent l’hôpital. Destinée aux personnes privées de droits sociaux, celle de Calais reçoit à 95 % des migrants, trente à trente-cinq quotidiennement. Elle dispose d’un interprète afghan qui parle six langues, mais pas l’oromo (Ethiopie), ni le tigrigna (Erythrée), pourtant très représentées.
« Peu de psychoses (…), mais beaucoup de stress traumatiques »
Après avoir vu un médecin, certains seront reçus par une psychologue, laquelle, lors de ses trois vacations par semaine, voit un à deux patients par jour. Il s’agit de « ne pas toujours dire “j’ai mal à la tête”, “j’ai mal au ventre”, mais de tenter de les faire verbaliser », explique le médecin coordinateur de la PASS, le docteur Mohamed El Mouden, qui rapporte « peu de psychoses (entre cinq et dix par an), qui nécessitent une hospitalisation, mais beaucoup de stress traumatiques ». « On essaye de proposer une prise en charge à ces patients qui sont dans l’immédiateté et qui ne se projettent pas en France », dit encore cet urgentiste.
« Sans médicaments, par l’écoute seulement, on parvient à améliorer l’état des personnes, assure le docteur Legrand. Mais l’acceptabilité, l’errance de ces gens font qu’ils ont du mal à rentrer dans le droit commun. »
Un accès aux soins chaotique
Délais, prises de rendez-vous, accompagnement, interprétariat… l’accès aux soins demeure chaotique chez une population très mobile. D’autant qu’à Calais, « l’énergie » de la majorité des exilés « est focalisée sur le transit », rappelle Chloé Lorieux. « Quand quelqu’un dit “ma priorité est de partir en Angleterre”, tout le reste est secondaire », souligne le docteur El Mouden.
Comme l’observe Richard Fusil, psychologue clinicien, qui a travaillé à la PASS de 2013 à 2015, « la dimension psychiatrique se tait quand il s’agit d’abord de survivre ». Elle se fera jour quand la personne va devoir déconstruire son projet migratoire après plusieurs mois de tentatives de passage infructueuses, ou lorsqu’elle parvient en Angleterre et que la tension se relâche.
Le docteur Legrand évoque ces réfugiés statutaires ou demandeurs d’asile, qui, faute d’accompagnement, vivent à la rue, « enlisés », et présentent des symptômes dépressifs. Ainsi ce Soudanais, « en état de stress post-traumatique », qui s’est accroché à l’alcool et auquel on tente de proposer un sevrage. Le psychiatre ou le médecin « ne peut rien », selon lui, « sans un accompagnement social cohérent et complet » en parallèle (apprentissage du français, accès au logement, à la formation).
« Manque d’un espace de coordination de veille sanitaire »
Le député La République en marche (LRM) Aurélien Taché, missionné par Emmanuel Macron sur le volet de l’intégration, propose un plan d’action national pour soigner le stress post-traumatique. « Un enjeu de santé publique », selon le directeur du Comité pour la santé des exilés, Arnaud Veïsse, et auteur d’une étude parue en septembre 2017 sur les troubles psychiques des migrants.
Chloé Lorieux plaide pour une nouvelle veille sanitaire à Calais réunissant les différents acteurs de la santé mentale sous l’égide de l’ARS, comme au temps du camp de la Lande. Elle estime qu’il « manque un véritable espace de coordination ».
Sur le terrain, ce jeudi, quelques dizaines de tentes étaient alignées le long du terrain vague et dans le bois qui bordent la rue des Verrotières. Elles ont été démantelées le lendemain matin par les forces de l’ordre pendant la distribution des repas assurés par l’Etat, quelques rues plus loin. Une situation dénoncée par les associations.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire