Les technologies dites «innovantes» ne sont pas des solutions miracles à tous les maux de l’enseignement.
Chaque rentrée scolaire est un moment d’annonce concernant un nouveau plan numérique. Les propos apaisants du ministre Blanquer ne font pas oublier que, cette année, la région Grand-Est annonçait une «expérimentation» sur 50 lycées pour 31 000 élèves : disparition de tous les manuels scolaires et achat obligatoire d’ordinateurs portables ou de tablettes pour les élèves. Quant au récent rapport Mathiot, posant les grandes lignes du nouveau lycée et du nouveau baccalauréat, ce texte recommande de recourir «massivement» aux «ressources numériques», qu’il s’agisse de soutien à l’orientation ou de moyens pédagogiques. Depuis une décennie, des «expérimentations» de ce genre se généralisent du primaire au supérieur, si bien qu’il s’agirait plutôt d’une mise au pas. Un regard extérieur pourrait du reste s’étonner qu’avec une telle détermination déployée par les institutions et les industriels, il demeure encore quelque chose, dans l’Education nationale, qui n’ait été passé à la moulinette numérique.
Nous, enseignants, signataires de l’Appel de Beauchastel (1), sommes réfractaires à ces multiples plans numériques. Toutes ces promesses de renouvellement pédagogique par les technologies «innovantes» relèvent, en réalité, d’un renoncement à la pédagogie. Quand on nous oppose qu’il faudrait vivre avec son temps, nous pensons précisément qu’il est urgent de prendre quelque distance avec une époque affectée d’une boulimie consumériste et technologique aux effets catastrophiques, tant socialement qu’écologiquement.
Le temps de plus en plus long passé devant des écrans par les adultes comme par les enfants ne peut produire qu’une régression. Les conséquences psychologiques et cognitives chez les plus jeunes commencent à être documentées, prolongeant ainsi ce que l’on connaît déjà à propos de la télévision. La psychologue Sabine Duflo, de l’association Alerte écrans, évoque à ce propos un «problème sanitaire majeur». La dépendance croissante aux objets numériques chez nos contemporains s’apparente toujours davantage à des comportements addictifs. Récemment, quelques anciens cadres de Facebook ont d’ailleurs fait état de leur stratégie d’exploitation de la «vulnérabilité de la psychologie humaine», afin de rendre les gens toujours plus dépendants. S’agissant en particulier de ce réseau, l’un d’eux a évoqué des «outils qui déchirent le tissu social».
Dans un contexte où les industriels transforment, avec une avidité et un cynisme sans cesse renouvelés, les rapports humains en matériau exploitable à des fins de profit, nous voulons affirmer l’importance cruciale de la relation et de l’attention, au premier chef dans notre métier. Cela, les cadres de la Silicon Valley l’ont compris depuis longtemps, en protégeant leurs propres enfants des écrans, dans et en dehors de l’école. L’exercice réfléchi du jugement qui fonde notre métier nous oblige à ne pas leur abandonner cette lucidité quant aux effets délétères de leurs innovations technologiques. Ainsi, en dépit de nos moyens limités reposant sur la fragile et subtile relation humaine, nous ne renoncerons pas à viser, par la transmission, l’horizon de la pensée libre et de l’émancipation sociale et culturelle.
(1) Texte écrit en décembre 2015 s’opposant à la déshumanisation de l’enseignement par le numérique et les écrans.
Signataires : Isabelle Astier (13), Bérengère Basset (81), Florent Bernon (12), Michel Bouton (78), Armelle Brunet-Gayet (07), Patricia Combarel (81), Nancy Cohen (23), Désir Cypria (68), Jacques-Marie Duchêne (02), Cécile Dupoux (33), Hélène Esse (15), Régis Faucheur (26), Brigitte Fleygnac (87), Renaud Garcia (13), Florent Gouget (42), David Guillon (24), Raphaël Josnin (44), Hervé Krief (75), Viviane Larras (81), Bernard Legros (Belgique), Liêm-Khê Luguern (81), Pierre Mariey (26), Steven Masson (26), Sylvie Menoni (05), Brigitte Morteveille (53), Marine Moulins (07), Laurent Murati (09), Monique Plantier (07), Sylvie Puech (78), François Rousseau (05), Elise Rouveyrol (07), Clarie Théron (42), Marie Warscotte (34), Marie Willerval (38).
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