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vendredi 6 avril 2018

« Pour l’art, Dieu et le sexe sont des terrains de jeu parmi d’autres. Et qui recule ? L’art »

Dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », déplore qu’une majorité de jeunes placent Dieu au-dessus de tout, et donc au-dessus de l’art

LE MONDE  | Par 

ROBYN BECK/AFP

Chronique. Le livre fait du bruit, il fait grincer aussi, et c’est très bien. Mercredi 4 avril, nous avons consacré deux pages à La Tentation radicale (PUF, 464 pages), une enquête menée par une équipe de sociologues, qui analyse les déclarations de 7 000 lycéens, âgés de 14 à 16 ans, issus pour beaucoup de quartiers populaires, où l’islam est un marqueur.

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Un quart d’entre eux affirment que les victimes de l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo « l’ont un peu cherché ». Allons plus loin sur la question culturelle. « La liberté d’expression et de création est mise à mal par notre enquête, et je ne m’y attendais pas à ce point », nous dit Olivier Galland, chercheur et coauteur de ce livre avec Anne Muxel.

80 % des lycéens interrogés disent qu’on ne peut pas se moquer des religions. Les jeunes musulmans placent Dieu au-dessus de tout, donc au-dessus de l’art. Ce qui surprend plus, c’est que les jeunes chrétiens, et même les jeunes tout court, disent la même chose – même s’ils sont moins nombreux. « On ne peut pas rire de tout est un jugement quasi unanime », écrivent les sociologues Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre dans leur étude « Fictionnalisation des attentats et théorie du complot chez les adolescents » (revue Quaderni, n° 95, 2018), réalisée à partir du même corpus de 7 000 lycéens.

Paysage explosif

Pour Olivier Galland, la primauté du dogme religieux se double d’une conception individualiste et identitaire de la religion – « c’est comme s’attaquer à un handicapé ». Le maître mot des jeunes est « respect ». Ce qui n’est pas sans contradiction quand nombre de lycéens, là encore au-delà des musulmans, défendent Dieudonné « au motif de la liberté de critique, mais aussi au motif d’avoir des versions alternatives aux versions officielles », confie Sylvie Octobre. Sans compter un climat d’antisémitisme montant – les juifs n’ont pas le monopole de la souffrance.

La croyance en Dieu va souvent de pair avec la croyance en des thèses complotistes et avec la défiance envers le savoir académique. A cela s’ajoute l’antilibéralisme culturel, qui, cette fois, concerne surtout les jeunes musulmans : tout ce qui touche au corps et au sexe devient problème, par exemple l’homosexualité, massivement condamnée.

Nous laisserons les experts s’étriper sur les raisons qui forment ce paysage. Une chose est sûre, il est explosif pour le monde culturel. Pour lui, la laïcité est un dogme, la liberté d’expression un droit fondamental, et Dieu et le sexe sont des terrains de jeu parmi d’autres. Comme le disent Sylvie Octobre et Vincenzo Cicchelli, « la capacité subversive de l’art et le fondamentalisme religieux sont deux notions a priori incompatibles ». Et qui recule ? L’art.

Deux jeunesses


Depuis les attentats de 2015, on ne compte plus les lieux culturels qui, sans le dire vraiment, refusent les spectacles à problème (sur les catholiques un peu, les musulmans beaucoup), donc optent pour l’autocensure. Il faut être algérien, comme les écrivains Boualem Sansal et Kamel Daoud pour dénoncer la menace de l’islamisme sur la liberté de création. Il faut s’appeler Ariane Mnouchkine pour, dans son dernier spectacle, Une chambre en Inde, mettre en scène des barbus qui tournent un film porno, dont le maître du jeu finit par ressembler au Chaplin du Dictateur.

Le risque de tels spectacles, comme on l’a vu depuis trois ans, c’est de devenir la cible des réseaux sociaux. Celui que leur public soit la jeunesse qui parle dans La Tentation radicale est bien moindre. Hormis peut-être une petite partie de ces lycéens, les plus favorisés et cultivés. Là, c’est le monde à l’envers : 60 % d’entre eux disent que l’artiste peut se moquer des religions. Comme si deux jeunesses s’opposaient dans une République disloquée.

Voyons comment ont évolué les œuvres qui nourrissent la jeunesse, notamment la plus précaire. Le livre est en chute libre, comme l’a montré Sylvie Octobre dans Deux pouces et des neurones (Ministère de la culture, 2014). Il n’est plus le dopant de l’imaginaire ni le réceptacle des Lumières, mais est perçu comme un objet de contraintes (l’école). Il est remplacé par les images et Internet – vidéos, films, séries, le tout amplifié par les réseaux sociaux.

« Penser un peu plus à former des citoyens »


Le passage du livre à l’écran, c’est le passage de l’apprentissage au divertissement. Aussi, de la nuance à la conviction tranchée. « L’image produit de puissants effets de réalité et fournit de minuscules savoirs sur le monde, aisément mobilisables pour lire l’actualité et définir un monde cohérent, expliquent Sylvie Octobre et Vincenzo Cicchelli. La montée de l’individualisme et des usages des contenus culturels à des fins de construction de soi favorisent l’idée selon laquelle il faut avoir une opinion personnelle et l’exprimer, parfois au détriment de l’analyse, quitte à favoriser la recherche de vérités alternatives. » Et de conclure : « C’est quand on pense savoir penser qu’on pense n’importe comment. »

Comment renouer les liens entre la jeunesse et une culture académique ? Pour l’école, « sûrement pas en se crispant sur son autorité, mais en prenant en compte le savoir des jeunes, et en pensant un peu plus à former des citoyens. Pour l’artiste, ne pas se contenter de brandir son étendard, disent Sylvie Octobre et Vincenzo Cicchelli. Il faut éviter les formes de violence symbolique de classe souvent permise par l’hypothèse de l’universalité de l’art : un réel universel artistique se construit par l’éducation, et une éducation réussit par apprentissage de décentrement, par la rencontre d’autres mondes possibles via l’art ».

Finissons avec une touche nostalgique et avec le film Call Me by Your Name, de Luca Guadagnino, actuellement sur les écrans. Son décor est l’Italie de l’été 1983. Il n’y a pas de téléphone portable, pas d’écran, pas de jeux vidéo, pas YouTube, pas de réseaux sociaux. Que font ces jeunes (privilégiés) ? Ils lisent beaucoup, jouent de la musique ou en écoutent, discutent, dansent, draguent, bronzent, font du vélo, s’ennuient. Très bonne formation.

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