S’appuyant sur le philosophe Vladimir Jankélévitch, dans une tribune au « Monde », la philosophe Cynthia Fleury oppose l’attitude du lieutenant-colonel Beltrame et celle du terroriste Radouane Lakdim face à la vie.
LE MONDE | | Par Cynthia Fleury (Professeure associée à l’Ecole des Mines de Paris
[Jean Mazières, Christian Medves, Hervé Sosna et Arnaud Beltrame ont été assassinés, vendredi 23 mars, dans une attaque terroriste à Trèbes (Aube), près de Carcassonne, qui a également fait quinze blessés, dont un se trouve toujours dans un état grave. Le meurtrier, Radouane Lakdim, a été abattu par des militaires du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) alors qu’il s’était retranché dans un supermarché de Trèbes. Il était fiché « S » depuis 2014 pour ses liens avec la mouvance salafiste et était connu pour des faits de petite délinquance. Il avait été condamné à deux reprises, en 2011 et en 2015, pour des faits de droit commun et avait été incarcéré pendant un mois, en 2016, à Carcassonne. Peu avant, il avait braqué une voiture et attaqué quatre CRS qui revenaient d’un jogging dans cette ville. L’organisation Etat islamique (EI) a revendiqué l’attaque et la section antiterroriste du parquet de Paris a été saisie de l’affaire. Après s’être substitué à l’une des otages du supermarché, le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame a succombé à ses blessures samedi – il est « tombé en héros », a souligné le président Emmanuel Macron. Un hommage national lui sera rendu.]
Tribune. Son visage a surgi. Partout. Un grand sourire, un regard vif et bleu, les cheveux courts typiques des forces armées. Partout, sur tous les réseaux sociaux, les écrans de télévision, les unes des journaux. Partout sur les ondes, son nom : Arnaud Beltrame. Lieutenant-colonel Arnaud Beltrame. Il est celui que les familles, civiles et de gendarmerie, pleurent. Celui que les Français, qui ignoraient hier encore son existence, saluent pour son abnégation, son geste décisif, son courage.
Prendre la place d’un autre que l’on sait condamné à mourir. Croire que l’on doit prendre sur soi cette charge. « Cette chose qu’il faut faire, c’est moi qui dois la faire », écrit le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985) pour définir l’acte si complexe du courage et de son injonction. Un acte, qui sur le moment, ne se théorise pas, même s’il renvoie à une conscience extrême des choses, de la valeur de cette vie, des autres, des idéaux dans lesquels on croit. C’est le « séance tenante », dit encore le philosophe. Le « moment de sérieux » ; un sérieux qui n’est pas défini par le dogme qu’il porte mais par la temporalité à laquelle il convie. Sérieux parce que maintenant, tout de suite. Sérieux parce que la délégation est impossible.
Pourquoi le lieutenant-colonel Beltrame a-t-il fait ce qu’il a fait ? Etait-ce un geste de vie ou de sacrifice ? Définitivement un geste pour la vie. Nul doute qu’il savait le risque immense de mourir, mais ce qu’il savait encore davantage, c’est le prix de la vie, le sens de l’espérance, l’exigence de saisir l’instant car après il sera trop tard, car après l’irréversible aura eu lieu. Ici, les morts n’ont nullement le même sens. Il n’y a pas courage du lieutenant-colonel et courage du terroriste.
Un certain idéal de société
Il y a d’un côté, un homme préparé depuis longtemps pour protéger un certain idéal de société, et qui se sent responsable de cette tâche, de cette fraternité à assurer, et qui n’a qu’un seul défi, celui de protéger la vie, et de l’autre, un individu aliéné par un fanatisme, décidé à détruire la vie. Les deux vont périr mais rien ne les identifie.
Le passage à l’acte mortifère, prémédité, corrélé à une croyance intégriste n’est nullement courageux au sens où la philosophie morale a défini ce terme. Le courage promeut un lien indéfectible avec la raison, les autres, l’avenir, considérant l’instrumentalisation d’autrui comme indéfendable. Il ne recherche nullement la mise en scène de soi-même alors que le second a tout planifié pour être sous les projecteurs au moment de son acte infâme.
Entre les deux, il y a encore toute cette différence qui consiste, chez l’un, à ployer sous le ressentiment, alors qu’il y a chez l’autre son dépassement. Si le courage est une vertu, doublement à investir, c’est parce qu’elle est un sûr rempart contre le désenchantement individuel et démocratique, qui fait trop souvent le lit du ressentiment humain et politique.
Résister à son propre ressentiment est un combat journalier et demande du courage. Pas uniquement le courage héroïque, exceptionnel, d’Arnaud Beltrame. Mais aussi un courage plus ordinaire, quasi de régulation, qui nous permet de considérer que le courage relève aussi d’une fabrication collective possible alors même, bien sûr, qu’il repose prioritairement sur l’exercice solitaire.
Le charme d’exister
A plusieurs, nous pouvons former cette chaîne d’exemplarité, devenir des irremplaçables simplement en tentant d’assumer un peu de cette charge qu’est la responsabilité commune, celle que nous avons les uns pour les autres. « Un héros représente un bond en avant de l’évolution créatrice ; c’est la mort en lui qui est morte », écrit encore Jankélévitch. Vérité qui est sans doute inaudible, pour l’instant, pour les familles endeuillées, d’autant qu’il y a eu d’autres victimes, tuées par le terroriste, qui sans doute ont fait preuve de bravoure et de volonté de contenir le pire, et le deuil est ici plus terrible encore pour les familles car il repose moins sur le récit collectif de l’héroïsme.
Non parce qu’ils ont failli, certainement pas. Mais parce que le récit de l’héroïsme a lui-même ses propres codes, et qu’ils peuvent paraître bien injustes pour ceux qui ont péri dans l’honneur, et dans l’invisibilité totale. C’est aussi pour cela, qu’il est du devoir de ceux qui restent de témoigner, de raconter ces actes, la défense vitaliste des valeurs humanistes et démocratiques, en effet, pour que la société fasse « ce bond en avant » dont parle Jankélévitch, et tue la mort par son désir irréductible de vie.
« Ce qui est fait, reste à faire », autre grande et lancinante devise du philosophe pour rappeler que la tâche est infinie, qu’il est impossible de se dire courageux une fois pour toutes. Ou comment plus on montre du courage, plus il faudra en montrer. Certains jugeront alors qu’il ne sert à rien d’être valeureux, que c’est là le plus sûr chemin du labeur et de la non-reconnaissance. Disons plutôt, avec Jankélévitch encore, que le courageux comme le convalescent redécouvre le charme d’exister dans les cendres de la tâche accomplie.
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