Le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, et le neuropsychiatre Boris Cyrulnik reviennent sur les enjeux des Assises de la maternelle qui s’ouvrent ce mardi à Paris.
Le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, a chargé le neuropsychiatre Boris Cyrulnik d’organiser et d’animer les Assises de la maternelle convoquées à Paris, les 27 et 28 mars. Pour Le Monde, tous deux en décryptent les enjeux, à commencer par la principale annonce faite par le président Emmanuel Macron, ce mardi, à l’ouverture de l’événement : l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans.
Le président de la République a annoncé, en ouverture des Assises de la maternelle, l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans, contre 6 ans aujourd’hui. Quelle est la portée de cette annonce ?
Jean-Michel Blanquer Depuis les lois Ferry de 1882, on n’a connu que trois étapes d’allongement de la scolarité obligatoire, progressivement portée de 12 à 16 ans. En abaissant à 3 ans l’âge de l’entrée à l’école, on agit sur l’amont pour la première fois. Cette annonce a une portée symbolique forte, mais aussi des conséquences pratiques fondamentales : elle reconnaît l’importance décisive des premières années de vie pour les apprentissages. On en avait l’intuition depuis plusieurs siècles ; on en a désormais la démonstration grâce aux sciences cognitives, et notamment la psychologie.
Concrètement, qu’est-ce que cela va changer, alors que la quasi-totalité des enfants fréquente déjà les bancs de la maternelle ?
J.-M. B. Si 97 % des élèves sont déjà scolarisés à 3 ans, près de 25 000 enfants ne fréquentent pas la maternelle. Par ailleurs, cette moyenne nationale cache des réalités territoriales disparates. Dans certains départements d’outre-mer, nous n’allons pas au-delà de 70 %. En Corse, le ratio atteint 87 %, et à Paris, 93 %. Une école maternelle rénovée peut être bénéfique à tous, notamment pour compenser les inégalités pour les enfants les plus défavorisés.
Cela fait des années que l’on oppose la pédagogie du jeu à la pédagogie des préapprentissages. Peut-on sortir de cette querelle ?
J.-M. B. Il est temps de dépasser le débat stérile tendant à opposer les enjeux d’épanouissement aux enjeux de connaissances. L’enfant arrive en maternelle avec une curiosité en éveil. Platon parlait déjà de « faculté puissante de l’étonnement humain », et c’est cette faculté que la maternelle doit consolider. Au nom du bonheur, on voudrait se détacher des enjeux scolaires, alors qu’on peut, très tôt, développer chez l’enfant le langage et même une conscience prégrammaticale en misant sur le jeu, la lecture à voix haute, les contes mimés… Pas dans une approche stakhanoviste, mais en veillant au bien-être de l’enfant.
Boris Cyrulnik Ces querelles philosophiques m’étonnent. On devrait apprendre dans l’ennui ; le jeu ne serait que perte de temps… Les recherches en sciences cognitives montrent le contraire : l’enfant qui joue apprend mieux, l’enfant qui pratique la musique accède au langage et à la socialisation plus tôt, plus facilement. Prendre part à un petit orchestre, par exemple, le met en disposition spatiale de mieux apprendre à parler, mais aussi de mieux développer ses habiletés relationnelles. Plus un enfant est porté par un environnement sécurisant, plus il explore, s’ouvre et prend plaisir à apprendre.
L’école maternelle pour laquelle vous plaidez met au premier plan la langue. Est-ce à dire qu’il faut, si tôt dans la scolarité, insister sur le français, quitte à transformer, comme le redoute une frange des enseignants, la maternelle en « antichambre » du CP ?
B. C. Le langage est un enjeu fondamental : comprendre les mots, leur sens, rend capable de représentations abstraites tout en développant la capacité d’être en relation. Cela ne peut que participer à construire la confiance en soi de l’enfant et le motiver à apprendre, découvrir. L’école offre un véritable bain langagier, que ce soit par les professionnels adultes qui participent à sa vie que par les relations des enfants entre eux : c’est un élément capital, notamment pour ceux n’ayant peut-être pas pu profiter d’une richesse langagière avant leur arrivée à l’école.
J.-M. B. L’école maternelle ne doit pas avoir peur de se fixer comme objectif l’enrichissement du vocabulaire, la maîtrise du plus de mots possible à un moment de la vie où cela est à la fois facile et structurant. Il ne s’agit pas d’apprendre à nos tout-petits des listes de vocabulaire. Non : ils peuvent se familiariser avec les mots et même la syntaxe en jouant ou en chantant. Ne pas se saisir de cet enjeu, c’est renoncer à lutter contre la première inégalité entre les enfants, qui est le nombre de mots qu’ils maîtrisent – ou non – à 6 ans.
Chaque enfant doit, à cet âge, pouvoir entrer dans la lecture et l’écriture, mais à son rythme. Cela peut plaider en faveur de classes mêlant les âges – nous en débattrons lors des assises.
La place essentielle de la langue ne vient-elle pas, précisément, d’être réaffirmée dans les nouveaux programmes scolaires ?
J.-M. B. Je ne crois pas nécessaire de revoir en profondeur les programmes scolaires, même si des infléchissements ou des ajustements s’avéreront peut-être nécessaires. Les programmes sont vivants et il est donc normal que certaines choses évoluent à la lumière des débats que nous aurons.
Les enseignants de maternelle ont le même statut, la même formation, et passent le même concours que leurs collègues de l’élémentaire. Faut-il rompre avec cela ? Une certification spécifique s’impose-t-elle ?
B. C. Les professeurs des écoles, recrutés à bac + 5, ont déjà un niveau universitaire élevé. Ce niveau est-il pour autant adapté à l’accueil de jeunes enfants ? A 3 ans, les enfants débutent à peine l’aventure de la parole ; ils parlent généralement depuis dix mois. Au premier jour d’école, un tiers d’entre eux, exposés à des difficultés psychiques ou sociales (deuil, précarité, violences conjugales), sont inhibés ou « insécures », selon l’anglicisme que je m’autorise. L’enjeu pour l’école est d’introduire de l’affect afin d’aider ces enfants à entrer dans les apprentissages. Cela peut très vite être réparé ! Formés à ce qu’on appelle la « théorie de l’attachement », les enseignants mais aussi les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem) peuvent être des personnes-ressources pour accompagner, voire porter les enfants qui en ont le plus besoin.
J.-M. B. J’ai préconisé, par le passé, une certification spécifique pour les enseignants de maternelle. On verra si cette idée ressort des assises. Entre la maternelle et l’élémentaire, il y a, de fait, une différence mais certainement pas une frontière étanche. Il faut conserver le même statut et pouvoir continuer à passer d’un univers à un autre.
Des syndicats d’enseignants craignent que la scolarisation avant 3 ans soit abandonnée…
B. C. A 2 ans, si deux tiers des enfants sont déjà prêts à mettre en jeu cette transaction entre le « chez soi » et le monde de l’école, manifestant un plaisir d’explorer ce nouvel univers, un petit pourcentage – de l’ordre de 20 % – aurait besoin de gagner encore en maturité et peut manifester un syndrome psycho-traumatique en intégrant précocement une classe. Cela plaide pour ne pas faire de l’école à 2 ans une obligation.
J.-M. B. Le débat est ouvert. Dans certains cas, l’école à 2 ans peut fonctionner, mais cela ne peut être vu comme l’alpha et l’oméga. Le maître mot, en la matière, est le pragmatisme. Il faut une approche au cas par cas.
On sait aujourd’hui que les apprentissages précoces peuvent être pénalisés par l’exposition des enfants aux écrans. Que faire pour y remédier ?
J.-M. B. Notre société souffre d’une addiction généralisée aux écrans. Il faut se saisir de ce problème pour ce qu’il est, une question de santé publique, dans le dialogue avec les parents. Cela ne veut pas dire que le numérique doit être absent de l’école, mais il faut être attentif à ne pas survaloriser les nouvelles technologies à un âge trop précoce. Je crois profondément que c’est en privilégiant l’attachement et la relation à l’autre que l’on prépare le mieux les enfants à la civilisation technologique.
B. C. Devant un écran, l’enfant est passif. Il est médusé, littéralement, et il n’apprend rien. Or, les enfants ont déjà, avant de parler, un tour de parole, un « tour de babil », si vous me permettez ce jeu de mots lacanien, qui fait que l’enfant se synchronise avec l’adulte même dans l’échange préverbal. A 3 ans, il sait « parler avec ». Un enfant devant un écran est privé de ce type d’échanges. Cela ne pose pas seulement problème pour l’acquisition du langage, mais aussi dans le développement des capacités relationnelles. Aujourd’hui, on peut mesurer le développement de l’empathie en observant le cerveau des enfants. Or, devant un écran, il ne se passe plus rien.
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