Sociologue, Jean-Samuel Beuscart est enseignant-chercheur au Lisis, le laboratoire interdisciplinaire «sciences, innovations, sociétés» de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Il a mené des recherches sur la notation dans le cadre d’Orange Labs qui finance des études sur les usages du numérique.
Vous dites que ce phénomène de notation généralisé ne date pas d’aujourd’hui…
Cette notation qui s’immisce partout prolonge un mouvement ancien. Au début du XXe siècle apparaissent les agences de notation financière qui vont évaluer et classer les dettes selon leur degré de risque. Après 1945, l’arrivée du «management» et la mise en place d’outils d’audit vont amener les entreprises à évaluer et noter leurs équipes, salariés et dirigeants. Cette logique s’étend aux politiques publiques à partir des années 70 avec ce que les Anglo-Saxons ont appelé le «new public management». On se met à noter les hôpitaux, les écoles, les services publics en général. Les objectifs sont fixés en fonction de ces évaluations, une gouvernance par les instruments. Tout ça pour dire que cette propension à tout noter ne date pas d’hier.
En quoi l’Internet modifie-t-il ces vieilles pratiques ?
Avec l’approfondissement de ses usages participatifs, la notation, jusqu’alors réservée à des experts selon des méthodes très codifiées, s’ouvre à la multitude. Ce sont les internautes, c’est-à-dire vous et moi, qui produisons de l’information avec ces notations agrégées dans des indicateurs. Cela fait également écho au discours des entreprises sur la satisfaction client, sauf que les internautes s’adressent non pas aux entreprises mais aux autres consommateurs.
Les internautes sont-ils plutôt impitoyables ou bienveillants ?
Les notes moyennes sont plutôt bonnes. Sur Tripadvor, la moyenne est de 4 sur 5, de 8 sur 10 sur le site de notation de restaurants La Fourchette. Ceux qui notent rarement ont plus tendance à aller plus vers les extrêmes pour exprimer leurs coups de cœur ou bien se défouler. Ceux qui notent plus souvent sont plus modérés, conscients de leur petit pouvoir. Les internautes se sentent par ailleurs plus impliqués quand il s’agit de noter des personnes plutôt que des produits ou des entreprises. On ne met pas une mauvaise note à la légère à un chauffeur Uber ou un covoitureur sur Blablacar, il y a une dimension morale lorsqu’on évalue un être humain.
Comment l’expliquez-vous ?
Quand on loue un appartement ou que l’on partage un trajet en voiture, on vit une expérience qui va au-delà d’un simple acte de consommation. A l’inverse, quand on note un produit d’assurance ou une banque, on évalue un produit ou un service rendu de manière impersonnelle. 
Ne risque-t-on pas d’aller vers une surveillance permanente de tous par tous ?
Le vrai danger réside dans la mise en place de notations systématiques et unifiées comme avec ce projet chinois dans lequel les informations seraient sorties de leur contexte pour être agrégées de façon artificielle et aboutir à une note unique utilisée par des acteurs puissants pour contrôler les individus, citoyens, salariés, etc. Cela transforme une «sous-veillance» douce et éclatée - lorsque l’on note sur des critères précis comme l’accueil ou la propreté d’un lieu - en une surveillance dangereuse. Le système risquerait alors de se retourner contre lui-même puisque cette notation visait à l’origine à prendre en compte l’avis de monsieur Tout-le-Monde et démocratiser un système autrefois dévolu aux seuls professionnels. Cela ne ferait que redonner du pouvoir à ceux qui l’ont déjà.
Comment réguler un minimum ces notations ?
Il y a plusieurs pistes. La première, c’est le pluralisme des plateformes: s’il n’y a plus qu’un seul acteur qui décerne une note à tous les films, restaurants ou hôtels, le système est biaisé. On pourrait également imaginer un mécanisme où les associations de consommateurs participeraient par exemple au conseil d’administration de Tripadvisor ou Allociné. En attendant, ce sont plutôt les autorités de la concurrence qui font ce travail.