Les technologies de l’information nous obligent à revoir nos comportements et notre éthique, explique l’historien des religions Milad Doueihi dans une tribune au « Monde ». Se pose alors la question de notre autonomie face à l’automatisation.
LE MONDE | | Par Milad Doueihi (Philosophe, historien des religions et spécialiste du numérique)
Tribune. Dans un texte retraçant sa vie et son œuvre, le sociologue Norbert Elias observe que « nous sommes des barbares modernes ». J’ai envie de dire que nous sommes plutôt aujourd’hui des sauvages modernes soumis à un nouveau processus civilisateur, le numérique. Mais des sauvages qui ne sont plus les habitants de contrées lointaines ni de continents inconnus. Bien au contraire, c’est l’ensemble des habitants du globe, des simples citoyens aux geeks eux-mêmes, qui sont confrontés aux mutations portées par le numérique.
Dans un tel contexte, l’histoire de la CNIL nous offre une illustration précieuse de l’évolution de nos rapports avec l’information et surtout des transformations de l’environnement numérique lui-même. Nul besoin de rappeler ici le changement du statut des « fichiers », ni même de l’identité, à l’ère des traces et des données massives, pour ne rien dire des frontières, de la vie privée.
Tournant éthique
Nous avons certes beaucoup d’explications sur ce qui a changé depuis l’arrivée du premier Net, suivi du Web et maintenant des plates-formes dites « sociales ». On constate un fait marquant : au-delà des enjeux économiques reste pour certains une angoisse face à cette réalité émergente, une condition qui nous impose un point de vue inhabituel, car il nous semble parfois perdre le contrôle et la maîtrise de nos vies, de nos destins et de notre avenir. Pour d’autres, il s’agit bien d’une nouvelle aventure du genre humain dans son évolution et dans sa capacité à s’adapter et à changer.
Le plus frappant, c’est bien le tournant éthique dans nos rapports avec le numérique. Ethique appliquée comme dans le cas des voitures autonomes, éthique ambiante comme dans le cas des objets connectés, et j’en passe. Comme si l’éthique était devenue indissociable des traces et des données. Face aux tout-puissants algorithmes, à une intelligence artificielle censée dépasser l’humain, ce sont bien les questions de l’autonomie face à l’automatisation qui sont posées, mais à une échelle insoupçonnée.
Il se trouve que, parmi les pères de l’informatique, Norbert Wiener [mathématicien, fondateur de la cybernétique] était pionnier dans ce domaine, dans son God & Golem, Inc. [Ed. de l’Eclat, 1964]. S’agit-il tout simplement d’un préjugé monothéiste, selon lequel on ne cesse de revivre le récit de la Genèse, ou bien celui du Golem ? Ou bien d’un malaise, car nous sommes confrontés à un outil qui s’est avéré ne pas en être un ?
Il s’agit bien d’une nouvelle aventure du genre humain dans son évolution et sa capacité à s’adapter
Mais peut-être le sujet n’est-il point dans cet héritage, mais plutôt dans une possibilité plus ambitieuse, et qui peut se résumer par une simple interrogation : est-ce que l’éthique est « computable », « calculable » ? Une telle question, qui peut paraître saugrenue, présente au moins le mérite de nous inciter à nous interroger sur ce que fait le numérique. Si les philosophes modernes, de Leibniz à Kant et à Nietzsche, ont réussi à transformer le récit de la Genèse en un discours éthique, un discours fondateur de l’éthique au-delà des religions et des croyances, comment penser et accueillir ce potentiel passage de l’éthique au numérique ? Suffit-il de rappeler, comme on le fait souvent, que la morale est probablement computable alors que l’éthique ne l’est pas ? Faut-il identifier cette possibilité à une quête de l’absolu qui semble habiter certains grands acteurs du numérique ? Ou bien vaut-il mieux se laisser convaincre que ce n’est qu’une possibilité parmi tant d’autres, mais une possibilité qui incarne le pouvoir civilisationnel du numérique ?
De tels questionnements ne doivent pas nous surprendre. Au XVIIIe siècle, Condorcet parlait déjà, dans ses méditations sur les « arithmétiques sociales », de « la probabilité morale des choses ». Les choses du numérique peuplent notre quotidien, et la question qu’on se pose est celle de leur « probabilité morale », mais à l’ère des monopoles des plates-formes, de l’apprentissage machine dans toutes ses modalités. Dans le monde anglo-saxon, on parle de machine ethics, l’éthique des machines. Une partie de la difficulté, aujourd’hui, réside dans la manière de définir ces machines.
Un laboratoire d’expérimentation
Pour revenir à Norbert Elias, notre environnement numérique est comme un laboratoire d’expérimentation et de cohabitation avec le non-humain, mais un non-humain qui relève à la fois du social, du technique, du discursif, du scientifique. C’est bien l’originalité du numérique, de sa spécificité et de son statut unique dans notre histoire. Il interroge l’humain, à la fois dans son comportement, son identité, mais aussi dans ses valeurs et dans le choix qu’il peut faire et dont il dispose.
Giambattista Vico insistait dans sa Science nouvelle (1744) sur le fait que la « philologie observe l’autorité de la liberté humaine ». Dans notre monde numérique, qui sont ces philologues à la Vico ? Les informaticiens, les philosophes, les sociologues, ou bien les juristes et les hommes politiques ? Quid des institutions civiles ? La question reste ouverte, mais des autorités administratives comme la CNIL ont une mission bien plus importante pour assurer la confiance des citoyens et protéger leurs libertés.
Milad Doueihi est l’auteur, notamment, du « Matérialisme numérique », avec Frédéric Louzeau (Hermann, 2017).
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