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lundi 22 janvier 2018

Au Somaliland, sexe et bouche cousus

Dans ce petit Etat d’Afrique de l’Est non reconnu par la communauté internationale, les femmes doivent lutter contre les mutilations génitales.
A Hargeisa, en septembre 2016.
A Hargeisa, en septembre 2016. CRÉDITS : ADRIENNE SURPRENANT /COLLECTIF ITEM
Nada sent entre ses jambes cette couture jamais cicatrisée. La fièvre fait perler sur son front des gouttes de sueur qui se perdent dans le tissu grenat de son abaya, cet ample vêtement sous lequel elle dissimule ses formes aux yeux des hommes. Chaque mois, lorsque son sang cherche à s’écouler, la jeune femme maudit en silence le jour de sa naissance où son sexe a décidé de son destin et de ses souffrances. Mieux vaut ne pas être une fille au Somaliland. Ce petit Etat de 4 millions d’habitants, non reconnu par la communauté internationale, partage avec ses voisins de la corne de l’Afrique une tradition : les filles y sont cousues. Pour garantir leur virginité jusqu’au mariage, les protéger du viol, les protéger d’elles-mêmes contre de coupables tentations, laver une saleté originelle… La liste est longue des raisons et des croyances mises en avant pour justifier la persistance de cette pratique à laquelle, sous différentes variantes, nulle ou presque ne peut échapper.


Dans une petite maison blanche d’un quartier résidentiel de la capitale, Hargeisa, les sages-femmes de l’association Sofha (Somaliland Family Health Association) s’efforcent de soulager les douleurs. Sur les murs, des consignes sanitaires et ces phrases, manuscrites, comme autant d’appels à la résistance : « Se marier quand vous êtes prêtes et pas forcément avant 30 ans » ; « Dire à vos parents que votre bonheur vaut mieux qu’un million de dollars de dot ».
L’infirmière Zam-Zam Jamah fait le bilan : « Nous avons ouvert ce centre en octobre 2015, et sur le millier de femmes que nous voyons chaque mois, seule une n’était pas mutilée. » Le centre assure le suivi prénatal des mères, réalise les accouchements et propose des méthodes de planning familial. « Elles souffrent d’infections à répétition des voies urinaires, de complications au moment des accouchements. Certaines, pourtant, ne font pas le lien entre leurs problèmes et ce qu’elles ont subi », poursuit la toute fraîche diplômée, qui donne aussi de son temps pour participer à des émissions de radio, où elle plaide pour l’abolition des mutilations génitales féminines (MGF). « En ville, la question n’est plus taboue, détaille-t-elle. Mais dans les zones rurales, il est encore très difficile d’en parler. Les mères pensent que le clitoris de leur fille va grossir s’il n’est pas excisé et qu’elles vont se mettre à courir les hommes. Ce serait le déshonneur assuré. »

« On mutile toujours autant »

Hinda, 28 ans, est venue pour une consultation prénatale. Elle berce son premier-né, serré contre sa poitrine, et raconte son histoire d’une voix douce encore chargée d’incompréhension : « Un matin, maman m’a appelée. Elle m’a habillée d’une jolie robe, puis elle m’a emmenée chez une vieille dame qui m’a fait ça. J’avais 6 ans. En sortant, j’ai essayé de marcher normalement, mais je ne pouvais pas. Pendant plusieurs années, j’ai eu du mal à uriner, j’avais des infections, mal au ventre jusqu’à ce qu’un gynécologue convainque mes parents de me rouvrir à 11 ans. » Elle n’a jamais osé demander à sa mère pourquoi elle avait cautionné tant de souffrances.

Les militantes de Sofha sont les fières héritières d’Edna Anan, la première sage-femme diplômée du pays, ex-première dame, ex-ministre des affaires étrangères et celle que tous considèrent un peu comme la mère de cette patrie fantôme restée sur les cartes du monde comme une province de la Somalie. Edna Anan est plus connue à l’étranger que toute autre parmi ses compatriotes. Les photos accrochées aux murs de son vaste bureau, dans l’hôpital universitaire auquel elle a donné son nom, ne manquent pas de le rappeler. Ici en compagnie de Bill et Hillary Clinton aux Etats-Unis, là avec Nicolas Sarkozy pour recevoir la Légion d’honneur à Paris ou, dans des temps plus reculés, sur des photos de jeunesse où elle pose, élégante, bras nus et robe décolletée, dans des demeures de la grande bourgeoisie.

Ce parcours donne à cette dame de 80 ans une liberté de parole dont elle ne se prive pas. Mais elle admet qu’après plus de quarante ans de lutte, elle n’a pas remporté le combat de sa vie, celui dans lequel, comme victime, elle s’était lancée. « On coupe, on coud, on mutile toujours autant » même si, et c’est son seul motif d’espoir, « l’infibulation est moins pratiquée ». Au cours des quinze dernières années, le pourcentage de filles ayant subi ce type d’intervention – suture du vagin avec excision du clitoris, c’est-à-dire la forme la plus grave de sévices, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – est passé de 99 % à 82 % à Hargeisa, selon les statistiques établies par l’hôpital. Ici, « les femmes vivent malgré les hommes », résume Edna Anan.

« Elles vivent en cage »

Dans un taxi filant à travers la ville, Asia regarde ces femmes dont les corps ne dessinent plus que des ombres indistinctes. Elles cheminent en grappes, le visage souvent dissimulé derrière un niqab. « Quand j’étais jeune, j’adorais marcher et nager, se souvient cette institutrice. Mon père nous emmenait à la plage chaque dimanche à DjiboutiJe ne portais pas de foulard ni ces robes dont le poids rend la chaleur encore plus difficile à supporter. » A l’archaïsme des traditions qui ampute les corps s’est ajouté le rigorisme d’un islam importé des pays du Golfe voisin. Elle a vu l’espace laissé aux femmes petit à petit se recroqueviller. « Elles vivent en cage », estime Asia. Une cage rarement dorée où, entre les courses et les trajets à l’école des enfants, leur vie tourne en rond.

De temps en temps, certaines s’offrent une récréation. Dans le marché central, coincé entre les étals de viande de dromadaire, d’épices et de vêtements à la mode de Dubaï, un salon de beauté propose des soins de la peau, des cheveux et des tatouages au henné. Dans une atmosphère tamisée, allongées sur de grandes nattes de paille, elles y papotent parfois sans foulard et plaisantent de leur infortune avec les jeunes employées. « Je mets le niqab pour sortir de chez moi, je travaille douze heures par jour pour pas grand-chose, et je le remets pour rentrer, raconte l’une d’elles, dont c’est le premier emploi. Sortir avec des garçons, il ne faut même pas y penser. Si ton père ou ton frère te surprend, c’est la mort. » Du reste, comme l’annonce une photo d’une femme portant le niqab barré d’une croix noire, cette tenue est ici interdite. « Ce sont des voleuses, elles profitent d’avoir le visage caché pour voler les téléphones portables des clientes. La patronne n’en veut plus ici », commente-t-elle en s’amusant de ses paroles blasphématoires. Puis ses yeux juvéniles se plantent dans votre regard pour demander plus gravement : « Vous ne voulez pas m’emmener ? Je veux partir, aller vivre aux Etats-Unis. »

Au début de l’après-midi, une fois la prière accomplie, la ville et son million d’habitants glissent dans une lourde torpeur. Soleil au zénith, ciel bleu azur. Les rues se vident et, dans l’intimité des maisons, on confie son désespoir. « Qu’avons-nous à faire, à part bouffer ? » Amal a toujours aimé provoquer. Elle laisse paraître sous son déshabillé son corps alourdi par la claustration, les gâteaux à la crème qu’elle se fait livrer, les excès d’alcool et de khat qu’elle mâche « pour se vider la tête ». Sur sa table de nuit, son image d’elle à 14 ans, en jeune mariée souriante, semble lointaine. Elle paie cher d’avoir voulu se libérer du mari qui la battait. « Tu peux divorcer, mais tu pars avec un sac plastique. » Ses enfants comme ses biens lui ont été retirés. Elle a déménagé à la périphérie de la ville, loin des regards accusateurs.

Un peu de liberté sur le pré

Des cris joyeux fendent cette atmosphère de plomb. Sur un terrain de foot en gazon synthétique clos par des « murs » en filets, deux bonnes douzaines de femmes plus ou moins jeunes tapent dans un ballon. Joueuse de tennis accomplie, l’Anglaise Savannah Simons a tout de suite cherché un endroit où elle pouvait faire du sport quand elle est arrivée à Hargeisa. Elle travaille pour Transparency Solutions, une entreprise créée par un diplômé de la diaspora. A part quelques salles de sport dont les horaires conviennent surtout aux hommes, il n’y en a pas. « J’ai d’abord proposé aux filles de faire de la gym au bureau, raconte la coach improvisée, puis j’ai imaginé cette équipe de foot. Nous avons commencé à quelques-unes, surtout issues de la diaspora ou expatriées, et maintenant nous avons une quarantaine d’inscrites. C’est presque trop. » Chaque samedi après-midi, elles se retrouvent sur ce terrain privé, dont elle préfère tenir l’adresse secrète, et se défoulent pendant deux heures à l’abri des curieux, tenus à distance par trois gardes armés qu’elles paient en se cotisant. « Certaines viennent seulement pour nous encourager et partager ce moment de liberté. »

La « promotion du genre », comme on dit dans le langage des bailleurs internationaux et des ONG, ouvre des brèches dans cette société régentée par les hommes. Financé par l’Union européenne et le Royaume-Uni, Nagaad, le réseau des femmes somalilandaises, distribue des dons pour les aider à exprimer leurs revendications et à s’engager en politique. « Elles ne sont pas représentées, la Chambre haute du Parlement en compte une seule sur 82 sièges », rappelle Mustafa Ahmed, chargée des projets de l’association. Le nouveau président de la République, Musa Bihi Abdi, élu en novembre, a promis de leur faire plus de place. Qu’il tienne ou non promesse, on peut déjà mettre à son crédit l’adoption, le 8 janvier, d’une loi sanctionnant le viol de trente années de prison.

Fardus Said Dirir sait mieux que personne l’ampleur du chemin à parcourir. A presque 30 ans, cette femme imposante – 1,80 m sous la toise – n’hésite pas à s’opposer à ceux qui se mêleraient de lui rappeler les usages. Assumant et revendiquant sa liberté, elle travaille et vit seule, conduit sa voiture et veut ne rien devoir à quiconque, si ce n’est à sa tante, fonctionnaire aux Nations unies. C’est elle qui lui a appris à « réfléchir par [elle]-même ». Fardus s’estime chanceuse d’avoir eu un tel modèle. « La plupart de mes compatriotes n’imaginent même pas qu’il puisse exister une autre vie », regrette-t-elle. Alors, discrètement, elle a entrepris de créer des groupes de parole, qu’elle réunit dans des appartements ou les salons de quelques grands hôtels d’Hargeisa. Le recrutement se fait par le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux.

Il lui arrive aussi de faire venir des invitées, comme Edna Anan, dont le parcours peut aider ses « sœurs », comme elle dit, à prendre confiance. « La première fois, elles peuvent venir gratuitement. Ensuite, je leur demande de participer, car je ne suis pas l’aide internationale, et il est important qu’elles s’engagent », détaille celle qui se dit, pour rire, « thérapeute sans diplôme ». En deux ans, sa petite communauté a bien prospéré. Et peu importe que les hommes jugent qu’elle n’est pas à sa place : les femmes, elles, la remercient de leur offrir un peu d’espoir, même si leurs propres vies sont déjà tracées.

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