Etre confronté de près ou de loin à un suicide engendrerait un risque d’imitation chez les personnes les plus vulnérables. Pour pallier ce phénomène, le programme Papageno fait de la prévention une responsabilité collective.
LE MONDE |
C’est le plus souvent à l’occasion de faits divers tragiques que le suicide apparaît sur le devant de la scène. Mais, au-delà des émois de circonstance, difficile de mobiliser de façon durable l’action politique et citoyenne pour une problématique dont on voudrait qu’elle ne nous concerne jamais. Or, en France, chaque année, ce sont près de 10 000 personnes qui mettent fin à leurs jours. Trois fois plus de morts que sur les routes.
Il arrive cependant que la récurrence vaille symptôme et fasse de l’actualité un signal d’alarme impérieux. Après le suicide de 44 policiers et 16 gendarmes depuis le début de l’année, le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, demandait, le 12 novembre, une évaluation des mesures de prévention menées auprès des forces de l’ordre. La prise de conscience quant à la nécessité d’une action résolue pour éviter que d’autres morts ne surviennent est à reconnaître. Toutefois, la prévention ne saurait se dispenser d’un examen préalable rigoureux des déterminants à l’œuvre dans les suicides. Surtout lorsque ceux-ci surviennent en série.
Un premier écueil serait de penser qu’il existe une cause unique au suicide. On sait, sans plus pouvoir en douter, qu’il procède d’une multitude de facteurs individuels en même temps que de facteurs sociaux et sociétaux. Mais comment comprendre que certains lycées, certaines entreprises, certains corps de métier s’endeuillent à répétition de morts qui en viennent à se ressembler ?
C’est qu’il existe un phénomène qui, sans oblitérer ni l’individuel ni le social, agirait comme un révélateur de leurs interactions. Déjà décrite par Emile Durkheim en 1897, la contagion suicidaire est le processus par lequel certains suicides tendent à se regrouper dans le temps et/ou dans l’espace. Il n’est bien sûr pas question de supposer que l’on deviendrait suicidaire comme on attraperait la grippe.
« Il arrive que la récurrence vaille symptôme et fasse de l’actualité un signal d’alarme impérieux »
L’hypothèse évoquée à l’aune de cinquante ans de recherche serait plutôt que l’exposition directe ou indirecte à un événement suicidaire engendrerait un risque d’imitation chez les personnes les plus vulnérables. La littérature scientifique parle de « point cluster » lorsque la contagion reste circonscrite à une communauté ou à une institution et de « mass cluster » lorsque le surcroît de suicides est temporaire mais s’observe sur l’ensemble du territoire.
Ce dernier cas est connu sous le terme d’« effet Werther ». De la même manière qu’un nombre considérable de jeunes hommes avait imité le geste fatal du héros du roman de Goethe après sa publication en 1774, il a été montré que la couverture médiatique d’un fait suicidaire est associée à un surcroît quasi systématique du taux de suicide. Le cas de l’actrice Marilyn Monroe (1926-1962) en est une illustration : le mois suivant son décès, le nombre de morts par suicide a augmenté de 12 % aux Etats-Unis et de 10 % en Grande-Bretagne (soit 363 suicides supplémentaires, rien que pour ces deux pays). De la même manière, la couverture sensationnelle d’un suicide dans le métro viennois, en 1986, a été à l’origine d’une multiplication du nombre d’incidents du même type, jusqu’à atteindre un pic de 19 cas par an et constituer ce que l’on qualifie de « hot spot » suicidaire.
La notion de la contagion ouvre une voie de compréhension qui éclaire, sans la réduire, la complexité du geste suicidaire. Mobilisant la psychologie, la sociologie et les sciences de la communication, elle postule le rôle central de l’identification comme lien social fondamental qui, lorsqu’il est mis à l’épreuve du suicide, risque de conduire les plus vulnérables à l’imitation du geste fatal.
Stratégies de prévention
C’est l’angle d’approche qu’a choisi le programme national Papageno (du nom du personnage de l’opéra de Mozart La Flûte enchantée) pour penser et mettre en œuvre sa stratégie multimodale et intégrée de prévention. Missionnée par la direction générale de la santé depuis 2015, l’équipe porte sur le territoire des actions synergiques impliquant des acteurs aussi divers que des journalistes, des étudiants en journalisme et en psychiatrie, des professionnels de santé mentale, des responsables d’institutions, des contributeurs du Web et des citoyens volontaires.
Son intervention s’articule en deux axes : rendre plus responsables (c’est-à-dire moins empreintes d’idées reçues et de détails à risque d’imitation) les informations massivement diffusées au sujet du suicide, et déployer des actions de prévention dans les communautés, les institutions ou les lieux publics touchés par un tel drame.
Mais l’identification ne se résume pas à ses formes pathologiques. Il s’agit avant tout d’un processus psychologique central dans le développement de chacun. Mobilisée au cœur des relations interpersonnelles, elle fait le socle des programmes de prévention fondés sur l’éthique de l’inquiétude, tel que le dispositif national VigilanS qui vise à tisser un réseau de veille autour des personnes ayant fait une tentative de suicide. D’où le deuxième pan de la stratégie de Papageno : renverser l’identification à risque au profit d’une identification protectrice en promouvant l’entraide, le souci de l’autre et l’accès au soin. Plus encore que de limiter la contagion suicidaire, Papageno aspire donc à la prendre à revers, à la devancer en faisant de la prévention du suicide une responsabilité collective.
L’équipe Papageno : docteurs Charles-Edouard Notredame et Pierre Grandgenèvre, psychiatres, CHU de Lille, membres du Groupement d’études et prévention du suicide ; Nathalie Pauwels, chargée de communication, Fédération régionale de recherche en psychiatrie et santé mentale Hauts-de-France.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire