Clemens Setz signe un thriller en forme de traité des sensations à l’âge cybernétique dans un monde dérivant vers la démence.
Ce livre-fleuve deviendra peut-être votre ami, tant il fascine, mais cet ami ne vous veut pas du bien. Ne cherche-t-il pas à porter son lecteur aux franges d’une folie qui s’embusque jusqu’au quotidien calme et réglé d’une ville de province germanique (qui peut faire penser à celle où l’auteur est né en 1982 et réside toujours, Graz, en Autriche), malgré ses pistes cyclables, ses appartements vastes et nus, ses rassurants espaces verts ? Dans Le Bruit et la Fureur de Faulkner, l’intrigue est un « conte narré par un idiot ». Chez Clemens Setz, elle se déploie sous le regard d’une auxiliaire médicale elle-même borderline dans une résidence pour handicapés et psychotiques.
Natalie Reinegger, jeune femme de 21 ans, ancienne épileptique à la santé mentale vacillante, aux frontières de l’anorexie (son corps est « un sac rempli de bois de cerf »), a en charge un certain Alexandre Dorm, « client » en chaise roulante qui a poussé au suicide, à force de harcèlement, la femme d’un homme dont il est tombé éperdument amoureux, Christopher Hollberg. Pourtant, depuis le drame, ce dernier rend régulièrement visite à Dorm. Cette constellation morbide entre une victime, un bourreau et un témoin, qui ne tardent pas à intervertir les rôles, forme le noyau de ce thriller insolite. Toutefois – clé fournie par un des personnages au milieu du livre –, l’action progresse moins par retournements que par accumulation de « détails lumineux », conférant au tableau d’ensemble une couleur de plus en plus bizarre : l’irruption d’un « oiseau mazouté » dans la maison de Hollberg, par exemple.
Natalie apparaît comme la cheville ouvrière de cette inquiétante étrangeté. Narcissique au point d’enregistrer et d’écouter sur son iPhone sa propre mastication, un brin sadique et amatrice de sexe glauque, la protagoniste « mène l’enquête » tout en s’employant à humilier son ex-petit copain toujours transi, intello et fan de John Updike. Seules son inventivité verbale et les règles qu’elle impose à ses conversations intimes, le plus souvent menées sur son portable ou sur Skype (« plus propre et sans microbes »), la font sortir du lot des postadolescentes exaspérantes. Natalie pratique ainsi le« non sequ. » (non sequitur, conclusion ne suivant pas les prémisses). Le jeu consiste à briser et réaiguiller un dialogue par un mot non suscité par la dernière phrase prononcée (« bain moussant ? »,demande-t-elle à un ami qui se baigne dans sa salle de bains, « zombie », lui répond-il). Elle est dotée du pouvoir synesthésique d’associer un mot à une sensation précise (Dickicht, « maquis », un vocable « éternellement frais »). Toutes ses caractéristiques visent et parviennent à déconcerter et à transplanter son entourage, comme le lecteur, dans le monde obsessionnel de l’héroïne.
En direct sur CNN
La raison pour laquelle ce roman pourrait bien faire date, en dépit de ses longueurs, vient de ce qu’il met en scène, avec Natalie, des « transhumains ». Pousse urbaine d’aujourd’hui, ceux-ci n’ont plus de sensations que filtrées par les médias qui harnachent les populations des métropoles actuelles : mobile, écran, ordinateur, télévision, applications, etc. Ils vivent dans un corps aux perceptions d’ores et déjà investies par la machine. Le lien au réel se fait exclusivement par les émissions en direct sur CNN. Traité illustré des sensations à l’âge cybernétique, sur le mode du constat et non de la déploration, le récit n’en est que plus efficace dans sa description d’un monde dérivant peu à peu vers le paranormal ou la démence, et Clemens Setz, ancien « nerd » devenu écrivain, nous y entraîne sans condamner ni s’indigner.
Les pensionnaires de la Villa Koselbruch, peu propres à susciter la compassion, n’aident pas à redresser cette ambiance déjantée. Le titre du livre, Les femmes sont des guitares (dont on ne devrait pas jouer), choisi à l’évidence pour choquer ou mettre mal à l’aise, reproduit une des déclarations de haine aux femmes, et à leur physique, faite par Dorm, le stalker misogyne. Quant aux soignantes, elles daubent leurs patients en s’amusant de l’odeur et du bruit « spécial » des agonisants. Un roman sans concession ni consolation, en somme, pour un univers sans pitié. Le nôtre.
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