LE MONDE | | Par Fethi Benslama (Psychanalyste, professeur à l’université Paris-Diderot)
On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir ce que nous faisons lorsque nous entreprenons des actions qui ont pour enjeu l’avenir de notre société. Les traitements de ce qu’on appelle « radicalisation » relèvent certainement de cette portée et de cette exigence. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé aient voulu, le 21 février, à la fin de la session parlementaire, introduire dans le débat de l’élection présidentielle la question de l’évaluation des dispositifs de prise en charge de la radicalisation. C’est ainsi, du moins, que je comprends leur initiative de présenter une « note » qui a pour objet « un bilan d’étape » concernant la mission d’information dont elles sont les rapporteures.
Je ne m’attarderai pas sur les limites intentionnelles et réelles de ce rapport, tout en restant dans l’attente de la suite. En revanche, j’engagerai la discussion sur un point majeur concernant l’expérience la plus importante que le gouvernement ait lancé à travers l’ouverture du centre de Pontourny, en Indre-et-Loire, en septembre 2016. Ce centre a fait l’objet d’un dénigrement déchaîné par les acteurs politiques locaux et par certains médias. Le bilan d’étape n’en a pas atténué les charges, injustes de mon point de vue.
On n’a pas besoin de disserter longuement sur l’inquiétude de la population après les attentats sanglants que nous avons connus pour expliquer les craintes qui se sont exprimées dans la commune de Beaumont-en-Véron à propos de ce centre. Le contexte de désillusion, voire de désespoir, de la politique fragilise les idées, les acteurs, les projets et promeut la délectation de leur décomposition. La hâte de conclure, sans le temps de voir ni de comprendre une expérience qui avait à peine trois mois lorsque le déchaînement des détracteurs a commencé, fait partie du climat émeutier que nous vivons.
« SI JE DÉFENDS ICI CETTE EXPÉRIENCE, C’EST PARCE QU’IL Y VA DES PRÉSUPPOSÉS DE L’ENSEMBLE DES DISPOSITIFS NON COERCITIFS DU TRAITEMENT DE LA RADICALISATION. »
Le projet du centre de Pontourny a fait l’objet d’un travail de conception collective structurée qui a impliqué des professionnels de plusieurs disciplines et auquel j’ai personnellement participé. Sa mise en œuvre a mobilisé une équipe consistante, parmi laquelle un groupe que j’anime, composé de chercheurs et de cliniciens de l’université Paris-Diderot. Si je défends ici cette expérience, c’est parce qu’à travers son cas spécifique, il y va des présupposés de l’ensemble des dispositifs non coercitifs du traitement de la radicalisation.
Soulignons d’abord la carence du vocabulaire que nous utilisons aujourd’hui pour parler de la dite « radicalisation ». Le hiatus structurel entre le langage et le réel a donné lieu, devant un phénomène menaçant, inédit, multiforme et étendu, à une confusion aiguë des mots et des choses. On fait semblant que le terme de « radicalisation » recouvre une réalité bien cernée, qu’il suffit d’ajouter le préfixe « dé » à des mots tels qu’« embrigadement » ou « endoctrinement » pour s’assurer que l’on peut arrêter ou renverser un cours néfaste. Le vocable « déradicalisation » est le plus inapproprié, il conjoint l’assonance avec l’extermination ratière et la bêtise de la présomption.
Aucune expérience conduite en France où à l’étranger ne peut se prévaloir actuellement de prémices claires, de résultats assurés et de rapports risque/réussite satisfaisants dans ce domaine. Les cas de sortie de la radicalisation à la suite de quelques expériences sont en nombre limité, souvent sans que l’on sache vraiment pourquoi cela a eu lieu pour telle personne et pas pour telle autre. Toute affirmation contraire est mensongère.
Un protocole clair
Si on se garde de croire que nommer suffit à connaître, si on se rappelle que la radicalisation est une prénotion indispensable mais que l’on doit placer sous une forte vigilance épistémologique, alors je propose de désigner la tâche à laquelle nous sommes appelés dans les différents dispositifs non coercitifs par l’expression de « traitement civil de la radicalisation », par opposition à son traitement policier et militaire.
En l’état actuel des savoirs et des savoir-faire, ce traitement ne doit pas prétendre à quoi que ce soit d’autre qu’à des expériences qui mettent en œuvre le concept de « civilité » dans son opposition à celui de « violence », sans être assuré ni de la bonne technique, ni de l’issue.
Néanmoins, la condition indispensable de toute expérience dans ce domaine est un protocole clair, limité dans le temps et dans son champ opératoire, mais patient, accessible à l’appréciation en termes de résultats, et surtout qui ne doit pas méconnaître sa visée fondamentalement politique. Car le présupposé de base de tout ce que nous pouvons faire face à des personnes souvent jeunes, animées par des idées hostiles et vengeresses, par une révolte identitaire et religieuse n’est rien d’autre que le principe du politique moderne, et spécialement du type démocratique, celui de la conversion de la violence.
Les procédés éducatifs, pédagogiques, psychologiques, d’insertion sociale et civique n’ont d’autre fondement philosophique que cette option différente de l’hypothèse répressive, à savoir la convertibilité possible de la violence, sans méconnaître l’existence d’une violence inconvertible qui nécessite d’autres traitements.
Quelles que soient les caractérisations de l’idéologie et des pratiques inspirées de l’islamisme radical et du djihadisme, son offre captivante pour tant de jeunes repose sur la volonté de détruire le politique tel que l’a pensé et mis en œuvre l’invention moderne et démocratique. Parmi les multiples causes de l’émergence de cette destructivité et de ses potentialités adhésives – dont la guerre et la déstructuration anthropologique contemporaine des références –, il ne faut pas méconnaître, dans nos espaces urbains, la défaillance de l’organisation sociale que le politique démocratique a laissé faire et le consentement à sa propre fragilisation par des forces de ségrégation impitoyables.
« LE DÉMOCRATIQUE NE PEUT SE RECONSTRUIRE UNIQUEMENT SUR LA BASE DE L’HYPOTHÈSE RÉPRESSIVE, AU RISQUE DE S’ABOLIR. »
Or, le démocratique ne peut se reconstruire uniquement sur la base de l’hypothèse répressive, au risque de s’abolir, mais par la connaissance intime de ce qui vise à le détruire et par l’intelligibilité des processus individuels et transindividuels enclenchés depuis des années, dont il y a lieu de penser que leur persistance sera de long cours. Il faut avoir conscience que la révolte inspirée par l’idéologie islamiste radicale et le djihadisme ne s’arrêtera pas avec la fin de l’organisation Etat islamique.
Ce qui a commencé à être mis en œuvre à Pontourny repose sur un projet réfléchi, un protocole rigoureux, avec des moyens conséquents, inspiré de l’expérience réussie d’insertion sociale des Epide [établissements pour l’insertion dans l’emploi], dont le but est le raccrochage de jeunes en échec et à la dérive. Il propose à des candidats majeurs, captivés par la radicalisation mais sans passage à l’acte violent, un contrat de métabolisation qui repose sur la distanciation critique, sur une réinitialisation de l’inclusion citoyenne, sur l’insertion professionnelle et sur l’aide psychologique et thérapeutique.
L’atout, sans pareil, de la parole
Ce dernier volet, central mais bénéficiant d’une grande autonomie, correspond à une recherche-action, menée par l’équipe que je dirige, visant à comprendre les processus subjectifs de la radicalisation et à offrir la possibilité d’un décrochage du sujet de son adhérence idéologique, précisément à travers la prise de conscience des ressorts intimes qui l’ont conduit à cette adhérence. Cette recherche-action orientée par la psychanalyse a retenu récemment l’attention de l’Agence nationale pour la recherche (ANR), en vue de son instruction pour un financement important.
« UN NOMBRE IMPORTANT D’INDIVIDUS ENVELOPPENT LEURS SYMPTÔMES DANS L’IDÉOLOGIE ISLAMISTE RADICALE ET DJIHADISTE. »
Sur les neuf cas pris en charge, nous avons pu déterminer que quatre d’entre eux souffrent de troubles psychopathologiques importants. Cela ne signifie pas que la radicalisation est un phénomène pathologique, mais qu’un nombre important d’individus, que j’estime à 40 % de l’ensemble des jeunes radicalisés, enveloppent leurs symptômes dans l’idéologie islamiste radicale et djihadiste. Or, nous avons été surpris par l’accrochage des candidats au dispositif thérapeutique, ce qui indique que la conversion de la violence dispose de l’atout, sans pareil, de la parole.
Toute action conduite aujourd’hui en vue de mettre en œuvre l’hypothèse d’une conversion de la violence de la radicalisation ne peut se fonder que sur des hypothèses, au sein d’une expérience risquée, et pour des résultats incertains. Interrompre l’expérience de Pontourny serait une lâcheté politique qui aboutirait à entraîner le savoir dans le retard qu’accuse le politique sur l’une des volontés de sa destruction.
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