« Cela devait être par gentillesse. » Voilà ce que la mère d’une victime présumée du père Bernard a répondu quand son fils de 11 ans lui a confié, en 1991, que le curé l’avait« embrassé ». C’est ce prêtre qui est à l’origine de l’affaire de pédophilie qui secoue le diocèse de Lyon et fragilise le cardinal Barbarin. Le cas est loin d’être isolé. Parmi les victimes d’agressions sexuelles commises par des prêtres récemment dévoilées, certaines n’ont jamais rien dit à leurs parents. D’autres l’ont fait, mais sans être entendues.
Ce comportement ne surprend pas les spécialistes. « Presque tous mes patients ont parlé des violences qu’ils avaient subies autour d’eux, sans déclencher de réaction adaptée des adultes,explique Muriel Salmona, psychiatre spécialisée et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Les enfants utilisent des circonvolutions, c’est déjà très difficile pour eux, ils ont tellement de doutes. On leur répond : “Ce n’est rien”. Les adultes n’ont pas envie de savoir, surtout quand ça touche des personnes proches ou importantes. »
Les violences sur les enfants, en particulier les violences sexuelles, sont pour beaucoup inimaginables. « Ne pas croire, c’est un moyen de se protéger quand on est confronté à quelque chose d’insupportable », ajoute Eugénie Izard, pédopsychiatre et présidente d’un « réseau de professionnels pour la protection de l’enfance et l’adolescence ». C’est aussi une façon de protéger la cohésion d’un groupe. « Dans le cas des prêtres, on touche à des idéaux qu’il n’est pas simple de remettre en cause, poursuit Mme Izard. La réaction des parents sera à la hauteur de l’idéalisation de l’institution et de la personne mise en cause, mais aussi de la considération et de l’écoute qu’ils ont pour leurs propres enfants. »
20,4 % des femmes et 6,8 % des hommes victimes
La psychiatre met cependant en garde à propos de la médiatisation actuelle de cas dans l’Eglise. « Focaliser sur une catégorie de la population ne doit pas nous empêcher de voir le reste, à savoir les agressions intrafamiliales, qui sont les plus nombreuses, affirme Mme Izard. Cela participe au renforcement du déni collectif. »
Le fait est largement ignoré : les violences sexuelles commises sur les enfants, très majoritairement par des hommes, sont un phénomène de vaste ampleur, qui touche les deux sexes et toutes les catégories sociales. Selon la dernière grande enquête réalisée sur le sujet en 2006, 20,4 % des femmes et 6,8 % des hommes ont subi une agression à caractère sexuel au cours de leur vie (attouchement, tentative de viol ou viol). Or, pour près de 60 % des femmes et 70 % des hommes, cela a eu lieu avant leurs 18 ans.
D’après une enquête réalisée par l’association de Mme Salmona auprès de 1 200 victimes en 2015, 80 % étaient mineurs au moment des faits, et 50 % avaient été agressés par un membre de la famille. Les personnes connues (amis de la famille, prêtres, enseignants, voisins, professeurs de sport…) venaient ensuite. Les agressions commises par des inconnus sont très minoritaires.
Les répercussions d’Outreau
« Il y a en France une méconnaissance totale de la réalité de ces violences et de leur impact sur la vie des victimes », observe Alice Debauche, sociologue spécialiste du sujet, maître de conférences à l’université de Strasbourg. « Ça dérange », résume Martine Brousse, présidente de l’association La Voix de l’enfant. Cette ignorance entretient la minimisation, voire le discrédit jeté sur la parole des enfants, souvent soupçonnés d’affabuler.
« On leur demande d’apporter la preuve qu’ils ont subi des violences, alors que c’est aux adultes d’aller la chercher, poursuit Martine Brousse. A eux d’être attentifs, de poser des questions, et, s’ils ont des doutes, de se tourner vers des personnes compétentes. » L’affaire d’Outreau, qui s’était soldée par quatre condamnations (le couple Badaoui-Delay et leurs voisins) pour viols d’enfants, et treize acquittements, a laissé des traces. « Cela nous a fait reculer de plusieurs années », estime Isabelle Aubry, présidente de l’Association internationale des victimes de l’inceste (AIVI). « De cette affaire, on a retenu que les enfants mentaient, pas que la procédure n’était pas adaptée ou que l’institution judiciaire avait fait fausse route », relève Alice Debauche.
Les pouvoirs publics ne semblent pas avoir pris la mesure du phénomène. Pourtant, les conséquences sont lourdes pour les victimes, d’autant plus que les enfants concernés sont jeunes, les auteurs des personnes proches, et les violences sexuelles graves.
« Un problème de santé publique »
« C’est un problème de santé publique majeur, plaide Muriel Salmona. Les violences sexuelles sont les plus traumatisantes à long terme. Les victimes, si elles ne sont pas correctement traitées, ont des risques plus importants de suicide, de développer des maladies cardio-vasculaires et respiratoires, du diabète, de l’obésité, des troubles psychiatriques, des addictions, des troubles du sommeil et de l’alimentation, de douleurs chroniques invalidantes… » Elles présentent également plus de risques de subir à nouveau des violences à l’âge adulte, ou d’en commettre.
Les professionnels attentifs sont cependant peu nombreux. Les médecins, en première ligne, n’entendent parler de violences faites aux enfants que 4 heures sur leurs 10 années d’études.« Il y a un clivage entre ceux qui voient et ceux qui ne voient pas, et après, entre ceux qui agissent ou non, affirme Eugénie Izard. C’est comme dans les familles, et les institutions. »
Malgré un tabou persistant, Alice Debauche observe une « libération progressive de la parole ». « Ce fut le cas dans les années 1970 pour les agressions sexuelles commises par des inconnus sur les femmes majeures, observe-t-elle. Puis des violences sexuelles sur les enfants et enfin des violences conjugales. » A l’AIVI, Isabelle Aubry relève également un changement : « Des parents qui veulent protéger un enfant, souvent dans le cadre de séparations, nous appellent. » Cependant, même en cas de plainte, les auteurs restent peu poursuivis.
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