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jeudi 9 avril 2015

Figures libres. L’animal qui a inventé le monde

LE MONDE DES LIVRES |  | Par 

La chronique de Roger-Pol Droit, à propos de « L’Invention du réalisme », d’Etienne Bimbenet.


Animal parlant : cette définition de l’humain, depuis Aristote, peut paraître usée jusqu’à la corde. Chacun sait qu’entre la vie animale et la nôtre il y a quantité de points communs : tous les organismes biologiques se nourrissent, se reproduisent, croissent, dépérissent. A tel point qu’on oublie souvent combien le langage instaure, en fait comme en droit, une rupture radicale. Il est possible de la résumer ainsi : l’animal agit dans un milieu, alors que nous parlons du monde. Au premier abord, ainsi formulée, pareille distinction peut paraître mince. A la réflexion, elle s’avère décisive.

Parce qu’elle sépare, effectivement, deux univers dissemblables. Dans celui de l’animal, aussi sophistiqué qu’on l’imagine, ne règne toujours que « son » monde, le seul qu’il perçoit, en fonction de son mode d’existence. Ce milieu est le sien, relatif à son espèce. Au contraire, dans la sphère humaine et parlante, s’impose d’emblée cette évidence : « le » monde existe, indépendamment de nous, de nos perceptions, de nos courtes vies. La frange minime que nous en captons n’épuise pas le tout. Notre existence ne marque nullement, à elle seule, le commencement ni la fin du réel : nous savons qu’il est ­pérenne, et notre propre présence éphémère. Mais pourquoi cette évidence ? D’où vient-elle ? Du fait que nous parlons : « Le relativisme est ce qu’un vivant, dès qu’il parle, laisse en ­arrière de soi », écrit Etienne ­Bimbenet.

Ce jeune philosophe, auquel on doit déjà des travaux sur Merleau-Ponty et un essai remarquable, L’Animal que je ne suis plus (Gal­limard, 2011), approfondit sa réflexion sur cette énigme : l’invention humaine du réel. Elle constitue un défi pour la pensée, car il n’est plus question d’imaginer, comme autrefois, une radicale différence de nature séparant notre espèce des autres.
L’énigme à interroger, philosophiquement, est au contraire celle d’un animal qui est devenu humain, au prix d’une rupture profonde avec ses formes d’existence antérieures. Cet animal, en se mettant à parler, a rompu la corrélation originaire avec son milieu. Il a inventé « le monde », le réel, l’affirmation d’un tout ne dépendant pas de lui. Mais comment ?


Des règles, du jeu, de l’idéel


Impossible de résumer les longues analyses de cette enquête exigeante et foisonnante. Mais il faut au moins en indiquer le point d’aboutissement, intéressant autant que paradoxal. « Nous allons au réel par la convention et le faire semblant », dit la conclusion. Autrement dit, il nous faut des règles, du jeu, de l’idéel, un choix collectif forcené, obstiné, un extraordinaire détour pour que, sur fond de grand artifice symbolique et social, nous soit donné, comme par chance, l’éclat d’une chose qui nous ­semble solide.

Les singularités de ce travail, en fin de compte, sont multiples : prendre au sérieux l’énigme de notre sortie de l’animalité, confronter à cette question vive des concepts qui semblent en être éloignés (idéalisme et relativisme du côté de l’animal, réalisme et socialité du côté de l’humain), mêler Husserl, Merleau-Ponty et Bachelard à des travaux de biologie, d’éthologie ou de linguistique. Sans doute ce philosophe original n’a-t-il pas encore pris le temps de faire court, ni de faire vraiment simple. Mais il est recommandé de voyager en sa compagnie. Et de noter son nom. Il serait fort étonnant qu’on ait fini d’en parler.

L’Invention du réalisme, d’Etienne Bimbenet, Cerf, 320 p

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