En 1949, George Orwell, dans 1984, inventait Big Brother. Est-ce un homme réel ? Difficile à savoir : il existe, mais pas comme nous. En tout cas, il symbolise le pouvoir totalitaire surveillant les vies privées et même les pensées personnelles.
En 2008, le terme « big data » a fait son entrée dans le dictionnaire. Il ne désigne pas un personnage de fiction, mais une réalité : ces masses colossales de données produites et manipulées par nos machines à communiquer. Au premier regard, les deux n’ont pas grand-chose en commun. Un culte de la personnalité est rendu à Big Brother – pas à big data, cela va sans dire. « Grand Frère » était désastreux : il dépersonnalisait les existences, supprimait les libertés, annihilait la raison. Au contraire, on attend monts et merveilles des mégadonnées pour ajuster les traitements médicaux, concevoir sur mesure régimes alimentaires et entraînements sportifs, améliorer la sécurité, les transports, l’habitat, les livraisons…
Pourtant, l’avènement de cette ère nouvelle n’est pas innocent. Le type de rationalité mis en œuvre, le modèle humain qu’elle engage exigent d’être interrogés en profondeur. Et de toute urgence. Eric Sadin l’explique clairement dans ce nouvel essai, qui prolonge et approfondit son analyse de la mutation numérique du monde, entamée par Surveillance globale (Climats, 2009), poursuivie notamment dans L’Homme augmenté (L’Echappée, 2013). La grande nouveauté : l’installation dans notre quotidien, à une vitesse vertigineuse, de quantité de systèmes électroniques diffus. Ils constituent un milieu réactif à nos moindres faits et gestes, captent nos trajets, nos goûts, nos opinions, nos consommations. Les avantages affichés sont nombreux : mieux nous informer, nous servir, nous « traiter » – à tous les sens du terme. Pas question de contraindre ni de rééduquer qui que ce soit. Donc, tout va bien ?
Souci de lucidité
Non. Car il y a tout le reste, qu’on n’aperçoit pas suffisamment. Ce reste immense, insiste Eric Sadin, c’est en fait un changement de civilisation, un tournant épistémologique et anthropologique. Il avance en se présentant comme « naturel », « inéluctable », « irrépressible ». Dans ce monde sans opacité et sans inconnu, tout se traduit en quantités mesurables qu’il est possible de traiter en temps réel pour prendre en continu les décisions qui s’imposent. Plus personne, dès lors, ne décide du « cours des choses » : en fonction des données qu’elles transmettent, « les choses » sont automatiquement pilotées, régentées, formatées.
Diaboliser les big data serait inutile et stupide. Cet essai informé et intelligent, foisonnant de faits et d’idées, propose une stratégie plus fine. Il demande si c’est ce monde que nous voulons. Il substitue, à la fausse évidence de l’inéluctable, un souci de lucidité et de responsabilité, autres noms de l’éthique et de la politique. Ce n’est pas un hasard que pareil tournant soit entamé par un écrivain – non par un chercheur de laboratoire. Les experts n’ont peut-être pas la même acuité. Orwell, en son temps, a mieux su dire le totalitarisme que les politologues. Quand il s’agit de mettre en lumière la logique d’une époque, l’avantage appartient sans doute aux auteurs hybrides – poètes qui pensent, philosophes sensibles, romanciers historiens.
La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, d’Eric Sadin, L’Echappée, « Pour en finir avec », 284 p., 17 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire