REPORTAGE
Les médiateurs du programme CoExist sillonnent les établissements pour confronter les élèves à leurs idées reçues. Très sollicités depuis les attentats de janvier, ils se heurtent parfois à des notions profondément ancrées. Exemple dans le Pas-de-Calais.
Au lycée agricole de Savy-Berlette, à une quinzaine de kilomètres d’Arras dans la plate campagne du Pas-de-Calais, il y a «du racisme comme partout», dit le directeur de cet établissement d’enseignement professionnel privé. Pas vraiment de problèmes, de dérapages ou d’altercations. «On est dans le milieu agricole, c’est plutôt calme», explique Jean Marcy. Ici, les élèves se ressemblent. Ce sont des garçons, uniquement, fils d’agriculteurs de la région pour la plupart. Et blancs. «Il n’empêche, le racisme, ici, cela peut commencer avec un roux à lunettes, alors on est vigilants», dit encore le directeur. Il y a quelques semaines, cet établissement recevait les médiateurs de CoExist, une méthode assez originale de lutte contre le racisme et l’antisémitisme mise au point il y a plus de dix ans par deux psychologues, Joëlle Bordet et Judith Cohen-Solal, et portée sur le terrain par l’UEJF, SOS Racisme et la Fabrique, un réseau d’étudiants. Le but : faire réfléchir les élèves de façon très libre sur leurs préjugés racistes, homophobes, antisémites, sexistes… Le principe : les élèves sont invités à écrire des «mots associés» à une liste de termes qui leur sont présentés, puis à en discuter avec les médiateurs. «A partir du moment où l’on ouvre le sujet du préjugé, on s’aperçoit qu’il commence à tomber», explique Judith Cohen-Solal.
«Hitler». Depuis les attentats de janvier, CoExist croule sous les demandes d’enseignants et de responsables d’établissements, désarçonnés par les réactions des élèves. Et pas seulement dans les banlieues. Ce matin de mars, au lycée de Savy-Berlette, deux médiateurs de CoExist font face à une vingtaine de garçons qui semblent se demander ce qu’on attend d’eux. Ils ont entre 15 et 18 ans, sont élèves en seconde professionnelle ou en apprentissage et écoutent, impavides, les deux médiateurs leur expliquer ce qu’ils ont à faire. Chacun reçoit une feuille avec une liste de mots : «français», «femme», «arabe», «homo», «jeunes de cités», «juif», «immigré», «rom»… En face de chaque mot, ils doivent écrire, non pas une définition mais des mots associés. Ce qui leur vient à l’esprit. Appliqués et silencieux, ils s’exécutent. En face d’arabe, on peut lire «terroriste», «voleur», «guerre», «bougnoule». En face de juif, «voleur», «argent», «camp de concentration», «Hitler». En face d’immigré, «chômage», «profiteurs», «allocations»…
Ils sont ensuite rassemblés en petits groupes de quatre ou cinq et doivent se mettent d’accord sur les mots en remplissant une nouvelle feuille. Mais ils sont globalement raccord. Un seul élève, dans un des groupes, semble dérangé par les réponses. Il s’appelle Enzo et dit : «On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. Tous les Arabes ne sont pas des terroristes. Tous les jeunes des cités ne sont pas des racailles.» Autour de la table, les autres affichent une moue sceptique. «Peut-être qu’il y en a qui ne le sont pas, mais on va pas tout changer pour des exceptions.»
Raphaël, l’un des médiateurs, questionne un autre groupe.«Pourquoi mettez-vous "blanc" pour Français ?» Les garçons se regardent. «Parce qu’on est en France.»«Et tout le monde est blanc en France ?» Silence. «Ah, non, c’est vrai, y a les Martiniquais.»Raphaël continue la lecture de leur fiche. «Et "juif", pourquoi "voleur" ? Les Juifs sont des voleurs ?» Un des garçons explique que, «personnellement», il ne connaît pas de Juif, mais c’est ce qu’on lui a toujours dit. Raphaël explique qu’il est juif. Re-silence. Les garçons se regardent, ne sachant quoi répondre. «Enfin, c’est surtout une expression. Quand quelqu’un te vole quelque chose, tu dis "fais pas ton feuj".» Dans ce groupe, ils ont également accolé le terme «voleur» à «arabe» et à «rom». L’un d’eux explique qu’il connaît un Arabe. «C’est un voleur ?» interroge Raphaël. «Euh… Non.»
Chiens de chasse. Sur les Roms, en revanche, les deux heures d’intervention n’arriveront pas à faire bouger d’un iota les préjugés. Les Roms, pour eux, désignent les gens du voyage installés dans des campements à la campagne. Chacun y va de son anecdote sur des histoires de cambriolages, de vols de meuleuses, de gazole et surtout, de vol de chiens de chasse. «Ils sont comme ça, ils ne peuvent pas s’en empêcher.»«Avec tout ce qu’ils volent, ils s’achètent des bagnoles.» Les élèves sont suffisamment sûrs de leur fait pour tenir tête aux médiateurs. «Quand même, sur les Roms, vous pouvez pas dire qu’ils sont pas voleurs ?» Les médiateurs rament. La classe n’en démordra pas.
C’est compliqué aussi sur les immigrés. Avec parfois l’impression que le programme du Front national sort naturellement de la bouche de ces adolescents. Les préjugés sont contradictoires - l’immigré «pique le travail des Français» et l’immigré «ne travaille pas et profite des allocations» - mais qu’importe. Les garçons sont intarissables. Ils renchérissent à chaque fois. «Ils sont mieux habillés que nous», dit l’un deux. «On les voit quand ils passent par chez nous pour aller en Angleterre», explique un autre. Il y a deux ans, Libération avait déjà suivi une séance de CoExist. C’était avant les attentats du mois de janvier, avec des élèves d’un collège défavorisé en banlieue parisienne. Des enfants pour la plupart d’immigrés, à mille lieues des fils d’agriculteurs de Savy-Berlette. Les préjugés étaient les mêmes. Y compris sur eux-mêmes. En face du mot «arabe», ces jeunes Maghrébins, pour beaucoup, avaient écrit «voleur».
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