L'été, quand les places dans les centres d'hébergement se font plus rares, l'association tente de garder le lien avec les SDF. «Libération» a suivi deux maraudeurs en plein centre de Paris.
Gourdes, bouteilles d’eau, thermos, sachets de sucre, gobelets. Quelques clopes aussi. Le sac des maraudeurs d’Emmaüs-Solidarité est prêt - le café et la cigarette, ce sont leurs outils de travail : les tenailles qui ouvrent une discussion. En ce jeudi matin, comme tous les jours, Olivia et Matthias partent à la rencontre des «grands désocialisés», ces sans-abri qui ont souvent passé plus d’une décennie dans la rue. Ils tentent de les convaincre de passer à l’Agora, le centre d’accueil de jour d’Emmaüs-Solidarité en plein centre de Paris, à la sortie du métro Châtelet. De là, après une douche, une collation et un peu de repos, peut débuter l’accompagnement, alors qu’ils ont renoncé depuis longtemps à aller vers les services d’aide. Avec peut-être, au bout d’un long processus, la réinsertion. «Mais pas d'assistanat, insiste Rachid Benferhat, directeur du territoire Paris à Emmaüs. On leur donne seulement des moyens de s'en sortir.»
L’hiver facilite le suivi. Les dispositifs d’hébergement à la nuit sont élargis, le froid pousse les SDF les plus réticents vers les structures. L’Etat fait des efforts, dans l’urgence : «Les autorités veulent éviter les drames», commente Rachid Benferhat. Puis les beaux jours reviennent, de nombreux centres d’hébergement ferment, et les sans-abri retournent à la rue. Le travail social est interrompu. Les maraudeurs tentent de conserver le lien. Reportage en plein cœur de Paris (voir le trajet sur une carte ici).
10 heures. Rue de Rivoli, Ier arrondissement
Les premiers touristes arpentent l’avenue. Tina, la cinquantaine, s’est installée en plein soleil avec son gobelet en carton. Assoiffée, elle prend le verre d’eau que lui tendent les maraudeurs. L’approche est ritualiséee, on salue, on serre la main franchement, et on pose un genou à terre pour se mettre à la hauteur de la personne, tout en lui laissant un espace - «une échappatoire», précise Matthias. La discussion est brève : on conseille à Tina de se mettre à l’ombre et un rendez-vous à l’Agora est pris pour l’après-midi. La proximité des grands magasins, idéale pour faire la manche, et le nombre conséquent d’associations présentes dans le quartier expliquent la concentration de SDF dans ces rues commerçantes.
Devant le Forum des halles, entre deux barrières de chantier, les maraudeurs retrouvent Didi et Constantin. Tous les deux sont Roumains, le premier est Rom, l’autre pas. Didi fait le baise-main à Olivia, accepte volontier café et cigarette, mais pas question de se faire aider par Emmaüs. «Il vit dans un camp à la périphérie de Paris, il a son propre système.» Constantin, au contraire, est un habitué de l’Agora. Hier, on lui a passé un coup de tondeuse dans les cheveux et il compte aujourd’hui récupérer un short, peut-être même des chaussures, s’il y a sa pointure. Il dort dans un centre depuis un mois et «va beaucoup mieux, il a pu se reposer. Il est volontaire, il cherche du travail, fait des démarches», explique Olivia. Mais son hébergement prend fin à la fin du mois, et ce sera le retour à la rue.«On sait qu’à chaque fois que l’hébergement s’arrête, on perd tout les effets positifs du travail mené. C’est frustrant», se désole-t-elle.
On entre dans le Forum des halles. Aucun sans-abri en vue. «Il y a eu un grand "nettoyage" ces dernières années. A une époque, on y trouvait 40 SDF ou plus dès le matin. Aujourd’hui, les vigiles les délogent des issues de secours où ils avaient l’habitude de se mettre.»
10h30. Parc de la Tour Saint-Jacques
Le square et ses alentours sont le «territoire» d’une bande de russophones âgés. Le premier rencontré est Andrei, 62 ans (il en paraît 10 de plus), dont 15 à la rue. Chemise rayée, pantalon de costume, mocassins, Andrei, assis sur l’ossature d’un cabas à roulettes, est élégant. Mais sa maigreur rappelle la dureté de sa situation. On vient de lui trouver un toit pour quelques jours, ce qui explique les vétements propres.
On croise Viktor, la quarantaine, un dictionnaire français-slovaque sous le bras. Il prépare son passage aux prud’hommes : il avait du travail il y a un an, mais «la boîte a fermé et le patron l’a fait travailler les quatre derniers mois sans lui verser de salaire»,explique Olivia. Les journées de Viktor sont scrupuleusement organisées – douche dans un centre le matin, déjeuner dans un autre le midi, lecture à la bibliothèque de Beaubourg l’après-midi. «La gestion du temps, c’est dompter la rue», commente Matthias.
11 heures. Quais de Seine
En longeant le fleuve le long du quai de la Mégisserie, au milieu de l'enfilade de magasins, on tombe sur une petite zone bétonnée, avec quatre bancs cachés derrières des buissons. Deux Hongrois arrivés à Paris il y a quelques semaines se sont installés là. C’est la deuxième fois que la maraude les repère. Aucun des deux ne parle un mot de français mais ils acceptent le café. Olivia leur tend un plan et dessine un itinéraire menant à l’Agora. Elle arrive à faire comprendre qu’ils peuvent y laver leurs vétements. Ça leur plaît. Par contre, pour ce qui est de voir un médecin pour cette grosse inflammation sur le poignet, cela semble compromis. «No doctor, no doctor.»
En face, quatre grosses valises déglinguées au pied d’un banc. Des sacs plastiques à foison, remplis pour la plupart. Des duvets. Des cartons. Un SDF vit là depuis douze ans. «Il ne quitte son banc qu’une demi-heure par jour, c’est lui qu’on est venu voir.» On a dû mal tomber. A quelques mètres de là, un homme dort à même le sol, dans son duvet. On ne le réveille pas. «Le sommeil est très précieux, dit Matthias, hors de question de leur enlever un des seuls biens qui leur reste.»
Midi. Squat sous le pont Louis-Philippe, IVe arrondissement
Niché sous le pont, «c’est un squat historique du quartier», annonce Matthias. On frappe à la porte en métal entrebaillée, sur laquelle pend un épais cadenas. Pas de réponse, mais les maraudeurs entrent quand même, ouvrant le petit portillon de bois qui fait office de sas. A l’intérieur, Marco, Jean-Paul et Hakim, tous au-delà de la cinquantaine, prennent l’apéro autour d’une table ronde.
La pièce est un bric-à-brac invraisemblable de bibelots et de meubles en tout genre, seulement éclairée par deux bougies plantées dans des bouteilles de bière. L’air est légérement humide malgré la chaleur de l’extérieur, et l’on distingue à peine quelques matelas au fond, ainsi qu’une télé couverte de poussière. Un chien ronfle dans l’obscurité. Aux murs, des photos de chiens et de «copains» côtoient un grand portrait de l’Abbé Pierre. D’ailleurs, les gens d’Emmaüs leur ont programmé un pélerinage sur la tombe du curé dans quelques jours à Esteville. Hakim ne pourra pas venir : il déménage, enfin, dans un logement social. Il touchera une partie de sa retraite. C’est un petit miracle. Olivia explique que sur les six derniers mois, elle n’a reçu qu’une seule réponse positive des Services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) à ses demandes d’hébergement.
Ce qui frappe, c’est l’âge de tous ces hommes. «C’est assez courant dans le centre de Paris, où la moyenne est autour de 40 ans,explique Rachid Benferhat, directeur de l’Agora. Les jeunes auront plus tendance à être dans les bois ou vers Bastille.» Marco est le doyen du squat, il y vit depuis vingt ans. «Un jour à la rue, c’est trois mois pour s’en sortir», assène Rachid Benferhat.
12h30. Station de métro Saint-Paul dans le Marais
Sylvain est «populaire», de son propre aveu. Il répond au cliché de la«cloche» à l’ancienne, que tous les voisins connaissent, à qui l’on glisse une pièce en sortant de la boulangerie. Le livreur de Franprix lui file des barquettes de fraises. Bavard, il explique qu’il vient d’une bonne famille - «à une époque j’avais tout, pas besoin de faire d’effort, les femmes, l’argent, tout...». Difficile de démêler le vrai du faux. Cet après-midi, il ira se faire dialyser, pour soigner sa leucémie. C’est la seule aide qu’il accepte, le reste, mis à part la cigarette des maraudeurs, il ne veut pas en entendre parler. Il garde encore un très mauvais souvenir des centres d’hébergement sordides des années 90 :«entassé dans des dortoirs où l’on chope des poux de corps», quand on se fait pas «planter» par un malade psychique. Paradoxalement, pour ceux qui ont vécu le plus longtemps dans la rue, la promiscuité est insupportable. Mais les solutions d’hébergement individuel sont rares, contrairement à ce qui ce fait dans d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, où la politique du «reloger immédiatement, faire le travail social ensuite» a porté ses fruits. On y compte deux fois moins de SDF aujourd’hui.
Sylvain a la dent dure contre une association qui lui a fait «miroiter»un logement social pendant un an et demi. «Beaucoup des gens qu’on rencontre sont des déçus du droit commun», constate Rachid Benferhat. C’est pour cela que le credo des maraudeurs est «pas de promesse».
Adossé à un panneau, Sylvain énumère les récents décès de la rue, les«potes tombés dans la Seine», comme une litanie. Contrairement aux idées reçues, on meurt dehors autant l’été que l’hiver.
Certains prénoms ont été changés.
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