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mercredi 10 juillet 2013

Mauvaise voix

LE MONDE | Par 

Il avait 21 ans quand il est entré "dans le monde des voix". C'était il y a dix ans. La maladie a commencé par une grave dépression. Nicolas faisait un DEUG de maths. Dans son groupe d'amis, chacun avait une petite amie. Pas lui. Il a pensé que c'était ça, la cause de son mal-être. Mais la dépression s'est aggravée. Le jeune homme avait l'habitude de fumer des joints quand les voix ont fait leur apparition. Il a appris ensuite que ce n'était pas un hasard : le cannabis sert souvent de déclencheur. Nicolas a alors "basculé dans un univers inconnu" dont il n'est jamais vraiment sorti. Par moments, il "se sent bien face au tourment" que lui procurent ces voix. Ces "compagnes de solitude" peuvent se montrer "paisibles" ou, au contraire, "cruelles" et même "despotiques". Dans ces cas-là, elles tentent de lui dicter sa conduite et elles "tapent dur""T'es pas un homme !", ricanent-elles, en lui lançant des défis. Sa souffrance psychique est alors inimaginable.
Se plaindre ? Nicolas n'y pense pas. Voilà longtemps qu'il côtoie "les sphères de la folie""De temps en temps, les voix font tellement de bruit dans ma tête que j'ai du mal à penser", dit-il. Très grand, mince, l'allure sportive, le visage émacié, presque christique, le jeune homme s'exprime avec facilité. Une grande humilité aussi. Lui qui était promis à un brillant avenir de chercheur en mathématiques, lui dont les amis d'enfance soulignent l'intelligence, la culture et la sensibilité, attend aujourd'hui d'être reconnu comme handicapé. Longtemps, il a refusé cette étiquette. A présent, il la réclame, dans l'espoir d'obtenir un emploi adapté à sa maladie. "J'ai été diagnostiqué psychotique", dit-il. Nicolas tient à ce terme générique, qui englobe les maladies mentales caractérisées par des pertes de contact avec la réalité. "Si tu dis que tu entends des voix, tu es aussitôt classifié schizophrène, ce que je ne suis pas", tranche-t-il.
Pendant des années, Nicolas a "joué avec le traitement".
Il le prenait ou ne le prenait pas. Il errait alors dans les rues, surtout la nuit, et réchappait parfois à des épisodes violents, au désespoir de son père, chez lequel il vit, et de sa soeur, dont il est très proche. Lui, le doux, a agressé un jour un inconnu dans le métro. "Il m'a semblé qu'il me disait : "Tu n'es qu'un pédé !"" Une autre fois, il a frappé, en pleine nuit, deux hommes qui lui avaient parlé "avec un mépris qun'a pas supporté". L'un d'eux était muni d'un coup-de-poing américain bardé d'une lame. Nicolas s'est retrouvé avec l'oreille gauche fendue en deux... La leçon a porté : "Depuis cette date, je prends mes médicaments", affirme-t-il.
Pourtant, il évite d'avouer à son psychiatre que les voix continuent. Il redoute, sans le dire vraiment, un traitement plus adapté. "Si les voix disparaissent, je vais me retrouver sans défense. Elles m'alertent du danger. Qu'est-ce qu'il me restera si je ne les ai plus ?", demande-t-il avec angoisse.
Lorsqu'il lui arrive de croire encore en l'avenir, Nicolas rêve de se remettre aux mathématiques. Il en parle comme un pianiste parlerait de musique ou un poète de sonnets. Il aimerait "retrouver ce plaisir, cette envie"."Manipuler les objets ou une somme jusqu'à l'indice près, c'est la même chose que trouver la note juste, ou mettre une virgule ou un point, dit-il. On est tellement bien dans le trajet qu'on a effectué !" Et il ajoute, dans un souffle : "Je rêve de retrouver cette rigueur du travail et de la raison. Je rêve de retrouver un esprit rigoureux."
De lui, sa soeur dit avec tendresse : "Il est bon. Il a du coeur. Il est altruiste. On peut compter sur lui." Son rêve à elle, c'est que l'identité de Nicolas "ne se réduise pas pour les autres à sa maladie". Et sa crainte, c'est que son frère soit rejeté par les amis qui lui restent. Ce serait, dit-elle, "la pire chose qui puisse lui arriver".
Polo Tonka ne connaît pas Nicolas. Pourtant, il pourrait être son grand frère. Même haute taille – en plus massif –, même intelligence, même altruisme, même souffrance, même courage. Mais lui a les mots pour dire"l'invisible douleur de l'incommunicable épreuve" : il est écrivain. Et surtout, il est en phase de rémission. Voilà des années que ce garçon de 34 ans a été diagnostiqué schizophrène, la plus sévère des psychoses. Apprendre la nature de ses troubles a été un choc, en raison, dit-il, de la"réputation barbare" de cette maladie, synonyme, depuis qu'elle a été diagnostiquée à la fin du XIXe siècle, de "démence glauque et de psychose criminelle". Ensuite, la vérité lui a procuré un soulagement et l'a aidé à sortir de son enfermement destructeur.
Polo Tonka – un pseudonyme – vient de publier chez Odile Jacob un livre bouleversant, Dialogue avec moi-même (240 p., 21,90 €). Il l'a écrit dans l'urgence, en quinze jours. Pour Philippe Jeammet, le psychiatre qui a préfacé l'ouvrage, ce récit autobiographique est "l'un des plus forts documents cliniques" qu'il ait lus. "Il est exceptionnel de se retrouver face à une histoire de vie aussi bien analysée, aussi criante de vérité", dit-il, avant de rappeler qu'environ 1 % de la population française, soit 600 000 personnes, souffre de troubles apparentés à la schizophrénie.
Une interminable dépression, tout d'abord
Sur le mode d'un dialogue entre son personnage et son double, le jeune homme raconte son enfance (cinq frères, des parents attentifs et aimants), ses années d'école, son souhait de devenir physicien, sa passion pour l'écriture et la poésie, et les premiers signes de la maladie. Une interminable dépression, tout d'abord. Il se croit borderline et se répète sans cesse : "Tu as de la chance, tu n'es pas schizophrène." Mais le mal s'aggrave. Lui aussi expérimente l'affreux tourment des voix qui lui susurrent : "Tu es moche !""Tu es bête !""Personne ne t'aime !", ou encore, "Suicide-toi !".
Polo Tonka connaît "des paroxysmes d'angoisse, de désespoir absolu". Parfois, il lui semble que son corps se recouvre d'insectes monstrueux, des pieds à la tête. A d'autres moments, il se croit possédé par le diable. Personne n'imagine que ses accès de douleur psychique soient plus intenses encore que des tortures physiques. Lorsqu'il croupit chez lui,"torturé et anéanti par une maladie dont si peu soupçonnent l'horreur et l'étrangeté", il se dit : "Un jour j'écrirai un livre sur ce que j'ai traversé, pour dire au monde l'atrocité de cette guerre de l'intime."
Avec l'aide de sa famille, le jeune homme finira par trouver une équipe médicale qui le sortira de l'enfer. Il ira "mieux, mais pas bien". Les médecins tâtonnent avant de trouver le traitement adéquat, et ce temps de latence est "une longue période de souffrance" pour lui. Si les effets secondaires du traitement sont immédiats, l'amélioration, elle, n'arrive que bien plus tard. Paradoxalement, c'est en allant mieux et en découvrant"que le bonheur existe pour certains" que Polo Tonka mesure "la profondeur de malheur".
La redécouverte de la foi va constituer pour lui un tournant. Peu à peu, le jeune homme comprend que "l'espoir est possible" et que "le monde est moins dangereux qu'il y paraît". Il met sept années à remonter la pente, sans jamais savoir combien de temps durera l'épreuve. "Vous vous demandez : "Un jour ? Vingt ans ?" Jamais, peut-être ! Mourir avant d'avoir été libéré. Mourir dans la honte et le désespoir. Je ne connais rien de pire que ce que j'ai connu ces années-là", se souvient-il.
Aujourd'hui, Polo Tonka vit seul et se dit "heureux", sans nier ses difficultés, la solitude, et l'inactivité, surtout. Il a appris le dessin industriel, puis la pâtisserie, grâce à l'Ecole Lenôtre. Occuper un emploi à temps plein ? Le jeune homme ne le peut pas, tant le stress qui l'habite est handicapant. Il n'a plus d'hallucinations, mais garde "des angoisses irrationnelles". Certains soirs, par exemple, toute personne qui marche derrière lui devient "un assassin" potentiel. Ranger, vider sa poubelle, sont des défis de chaque jour. Polo Tonka sait qu'il ne pourra jamais interrompre son traitement, sous peine de voir ses démons réapparaître et sa vie "devenir invivable". La tentation du suicide est toujours là, mais moins envahissante. Il veut épargner à ses parents qui l'ont tant soutenu"la claque d'un suicide""C'est l'amour des autres qui m'a sauvé", dit-il simplement. Ses projets : publier d'autres livres. Ecrire des chroniques culinaires. Se marier un jour et avoir des enfants. Changer le regard des autres sur la schizophrénie, aussi.
Le pourcentage de criminels chez les personnes atteintes de cette maladie est "inférieur à celui trouvé dans la population dite normale", souligne le professeur Philippe Jeammet. "Le malade mental n'est pas un étranger. Ce n'est pas dans l'exclusion mais dans la compréhension partagée que l'on progressera", insiste ce psychiatre. Pour lui, le témoignage de Polo Tonka nous montre comment un sujet souffrant de schizophrénie peut, sous l'effet d'un traitement approprié, "retrouver ce qui fait une part essentielle de notre humanité : la capacité réflexive".



A ceux qu'il croise, Polo Tonka a envie de dire : "N'ayez pas peur de nous, car nous sommes les seules victimes de nos terreurs intérieures. La psychose fait de nous, avant toute chose, non des criminels vicieux et pervers, mais de tout petits enfants. Nous ne sommes pas des monstres. Les seuls qui existent dorment en nous dans nos imaginaires. Malgré la profondeur de nos troubles, il nous appartient à nous de les affronter, de les dompter, et finalement, de les assagir."

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