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lundi 8 juillet 2013

La barbe ne fait pas le philosophe... aller à la plage, si !

Le Monde.fr | Par 
| MASSIMO VITALI
A la plage, tout est question de regards, ou plus exactement de décentrements de regards. Rien ne semble être vu ni vécu comme ailleurs – le temps se dilate, l'espace s'ouvre sur l'horizon, les corps se libèrent. Cette autre perception du monde et de la vie a-t-elle une quelconque réalité ou n'est-elle qu'un simple mirage ?

L'hypothèse qu'un authentique changement de regard sur la réalité advient quand on se trouve à la plage semble trouver son incarnation la plus parfaite dans l'appréhension qu'on s'y fait de la nudité. Si se dénuder est un geste à forte charge érotique dans l'intimité d'une chambre à coucher, provocateur, voire politique (et dangereux selon les pays) en milieu urbain, s'exposer en Bikini rikiki ou les seins nus sur une plage est aujourd'hui quelque chose de banal et de neutre. Certes, certains"aime[nt] regarder les filles qui marchent sur le plage", mais l'œil des plagistes se tient globalement bien. Tout se passe comme si, dans ce contexte, il était éduqué à éviter de voir ce qui l'offusquerait ou l'exciterait autrement. "Le lieu sert (...) de mode d'évaluation de la nudité : incongrue et choquante dans certaines situations, elle est ordinaire et quotidienne dans d'autres", écrit ainsi la géographe Francine Barthe-Deloizy dans saGéographie de la nudité : être nu quelque part. La plage serait ainsi moins une "hétérotopie" (néologisme forgé par le philosophe Michel Foucault pour désigner un "espace [topos] autre [heteros]", un lieu comme nulle part ailleurs) qu'un endroit qui rend autre, autant celui qui regarde que celui qui est regardé.

"DÉSIR DE RIVAGE"
Pourtant cette mise à distance des effets érotiques, politiques ou moraux de la nudité encourage en contrepartie l'émission de jugements se prétendant objectifs : "D'une manière générale, on a tendance à penser que, si le vêtement sépare et classe, la nudité, quant à elle, égalise : 'tous nus donc tous égaux' ; mais à y regarder de plus près, force est de constater qu'elle marque aussi des oppositions : entre jeunes et vieux, homme et femme, couleur et blanc. (...) Ces différences explicites peuvent s'associer avec d'autres qui induisent des jugements de valeur comme la beauté ou la laideur, la normalité ou la monstruosité", poursuit Francine Barthe-Deloizy. La plage ne met donc pas tout à plat, mais incline (selon l'étymologie du terme, le grec plagios"ce qui est oblique") à la perception de l'autre comme définitivement autre (trop gros, trop beauf, trop de gonflette, trop de chirurgie esthétique, etc.), encourageant à ne pas confondre, malgré leur ressemblance apparente et leur très concrète proximité, les serviettes (de plage) avec les torchons.
Jacob Van Ruisdael, "Egmond-aan-Zee" (années 1670), National Gallery, Londres
Plus fondamentalement, pourrait-on répondre, c'est surtout l'attraction pour la plage elle-même qui est le résultat d'un déplacement – d'une révolution même – du regard. Car le "désir de rivage" n'est pas inné chez l'homme, la mer ayant longtemps été perçue comme le "récipient abyssal des débris du déluge", pour reprendre les mots d'Alain Corbin. Dans Le Territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage, ce dernier parle de"l'invention de la plage" pour désigner la révolution perceptive qui a permis le passage d'une répulsion à une appétence pour le littoral, situant la transformation au milieu du XVIIIe siècle. Comme le note le géographe Rémy Knafou dans un bel article intitulé "Scènes de plage dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle : l'entrée de la plage dans l'espace des citadins", on peut avancer d'un siècle la date de cette mutation du regard sur ce drôle de lieu hybride que constitue l'interface entre mer et terre. C'est en mettant à la mode un nouveau genre, celui des scènes de plage, que la peinture hollandaise du siècle d'or a "révélé" la plage aux yeux de tous et a permis que ce lieu devienne enfin celui du rêve et du plaisir. Il n'existe finalement pas d'espace naturel qu'on puisse objectivement qualifier de beau ou laid, d'agréable ou désagréable en soi. "Ce n'est pas l'art qui imite la nature, mais la nature qui imite l'art", note en ce sens Oscar Wilde pour signifier qu'on ne voit dans la réalité que ce que les artistes nous ont découvert dans la fiction.
Le regard d'artistes contemporains sur la plage, comme celui des photographes Martin Parr ou Massimo Vitali ou encore celui de l'écrivain Michel Houellebecq, traduit désormais une nouvelle mutation de la perception des rivages : un lieu où, contrairement aux apparences, l'horizon n'est pas plus ouvert qu'ailleurs ni le temps moins compté, un espace qui condense l'essence même de ce qu'est la société de consommation et ne permet d'échapper à rien. La plage est un lieu comme un autre, le même qu'ailleurs, nous voulons tous y aller, nous nous y croiserons tous cet été.

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