par Clémence Mary publié le 8 avril 2024
Derrière la notion de «crime d’honneur», la sociologue Margot Déage décrypte la construction de normes sociales et de genre auxquelles sont soumis les adolescents à un âge où le conformisme est de mise.
Après le passage à tabac de Samara à Montpellier le 2 avril, la violence entre jeunes a causé jeudi 4 avril la mort de Shemseddine, adolescent de 15 ans à Viry-Châtillon (Essonne). Autrice de l’essai A l’école des mauvaises réputations («Education et Société», PUF), fruit d’une enquête de terrain dans quatre collèges franciliens, la sociologue Margot Déage analyse les effets de conformisme et de réputation qui s’exercent de façon différente chez les filles et les garçons, à un âge où toute transgression de la norme expose à un isolement, voire à des violences, en ligne ou dans la vie réelle.
Le meurtre de Shemseddine est présenté dans les médias comme un «crime d’honneur». Comment analysez-vous cette notion ?
Cette notion existe depuis l’Antiquité, et jusqu’aux années 1970-1980, le droit excusait ce crime dans de nombreux pays européens. Ce qu’on entend dans cette expression, c’est l’idée que l’honneur d’une famille, dans le registre traditionnel, repose sur la pureté des jeunes filles, et qu’on s’en prend à ceux qui la menacent pour protéger la réputation de la jeune fille, mais aussi celle de la famille. A cet âge-là, nul besoin que les rapports sexuels aient vraiment lieu pour que la réputation soit mise à mal. Le simple fait de parler de sexualité peut entraîner de la violence.
Au collège, seul le rapport à l’autre définit un individu. D’où l’importance de la réputation, tout un ensemble de normes qui sont imposées par le groupe social et familial. Quand on les transgresse, on risque d’être mis à l’écart, stigmatisé. Il y a aussi un effet d’entraînement, car les informations circulent : à Viry-Châtillon, les jeunes ont entendu parler de l’histoire de Samara, harcelée et tabassée à Montpellier, victime d’une mauvaise réputation mettant sa sexualité en cause, ce qui a pu alimenter chez les grands frères le désir de protéger leur sœur.
Les filles et les garçons sont-ils à égalité face à ces mécanismes de réputation ?
Les jeunes filles sont soumises à une double injonction paradoxale de séduction et de pureté. Elles se tiennent en permanence sur un fil, entre l’envie de s’ouvrir à de nouvelles expériences et à l’âge adulte, en testant par exemple de nouveaux rôles sociaux, et le besoin de coller aux normes du groupe. Celles-ci sont encore plus strictes et resserrées pour les garçons qui appartiennent à des bandes dans les quartiers qui doivent correspondre à un idéal de virilité.
Dans cette optique, réagir par la violence est une réponse attendue, et l’intimidation d’autres jeunes garçons apparaît comme une façon d’exercer une domination. Les deux frères qui ont attaqué Shemseddine avaient déjà eu maille à partir avec la justice et étaient habitués aux comportements déviants. Le conformisme agit aussi sur ces garçons : se défiler devant le passage à l’acte pourrait être perçu comme un échec face à cette exigence de virilité. Mais les meurtres sont rares et le plus souvent non prémédités.
Comment s’articulent la vie en ligne et la vie réelle pour ces jeunes ?
Internet permet de sortir du contrôle exercé par les autres, adultes ou adolescents, et de réaliser ce qui est proscrit. Notamment pour les jeunes filles qui peuvent y expérimenter de nouvelles sociabilités moins contraintes. Et on peut justement y parler de sexualité, car on pense que personne ne le voit ou l’entend. Mais il peut y avoir des captures d’écran et des fuites. Les problèmes commencent lorsque ces comportements sont rendus publics.
Tant que les interlocuteurs en ligne sont différents des personnes que l’on fréquente dans l’établissement ou le quartier, il n’y a pas de problème de réputation. A partir du moment où ce sont les mêmes, une continuité s’établit entre ce qui se passe en ligne et la réputation au collège. D’ailleurs la majorité des violences ont lieu hors ligne, même verbales, mais elles sont souvent la conséquence d’échanges sur Internet.
Quelle place la religion occupe-t-elle dans les normes sociales qui s’établissent entre les jeunes ?
Certains stigmates, comme celui d’être vue comme une «beurette» ou une prostituée (une «kehba», «pute»), sont liés à la religion ou à l’origine. Les jeunes filles que l’on pense d’origine arabe sont plus susceptibles d’y être exposées que celles qui sont parfois appelées les «Françaises», comprendre «les blanches». Mais ce n’est pas tant la pratique de la religion elle-même qui rentre en ligne de compte que le fait qu’on associe certaines ou certains à une origine ou à une confession.
Et les attentes sont parfois plus strictes envers ces jeunes de la part de ceux qui ne sont pas de la même communauté. En quelque sorte, les jeunes modifient et adaptent leurs comportements à l’identité, sociale, religieuse, qui leur est assignée. Ce n’est pas parce qu’on porte un nom d’origine arabe qu’on est musulman. Et ce n’est pas parce qu’on vient d’une famille musulmane qu’on est forcément pratiquant.
Les récits de l’affaire Shemseddine donnent l’impression d’un monde à part dont les adultes sont absents. Pourquoi ces risques sont-ils si mal détectés, prévenus ?
Dans les quartiers de la grande couronne parisienne, on trouve proportionnellement plus de familles nombreuses, monoparentales, précaires financièrement et contraintes à de longs trajets pour se rendre au travail : autant de raisons de déléguer à la fratrie la responsabilité de s’occuper des plus petits. Et puis, les adolescents cherchent aussi à se tenir éloignés des adultes en fréquentant les réseaux sociaux. C’est pourquoi les parents se rendent compte trop tard de ce qui se joue, au moment où cela explose. Idem au collège. D’ailleurs les ados parlent en priorité aux jeunes de leur âge ou à leurs parents, en dernier recours aux personnels de l’Education nationale.
C’est aussi une question de ressources humaines et de temps : les assistants d’éducation, les CPE et le principal sont les plus à même de voir et de se saisir de ces violences. Mais les premiers ne se sentent pas légitimes, et ont tendance à renvoyer la balle, comme le principal, vers les CPE, qui se sentent souvent seuls et impuissants face au nombre d’élèves qu’ils doivent encadrer. Au collège, en 2022, 43 % des élèves se sont fait insulter, et 15 % se sont fait tabasser au moins une fois. Sans réseau autour de lui ou réel dispositif de soutien, le CPE ne peut pas tout prendre en charge.
L’une des clés serait peut-être de favoriser le travail d’équipe, notamment en rappelant aux assistants d’éducation et aux enseignants le rôle qu’ils ont à jouer dans la détection des violences et en les rassurant sur le fait qu’ils seront soutenus par les CPE et la direction pour y remédier. Les formations des personnels, le travail sur les règlements intérieurs et la méthode de la préoccupation partagée proposés par Phare peuvent à ce titre être des pistes intéressantes.
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