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samedi 13 avril 2024

La sélection naturelle aurait dû éliminer les girafes… et si Darwin avait tout faux ?

Par    Publié le 12 avril 2024

« Au bestiaire ! » Contrairement à ce que dit la théorie de l’évolution de Darwin, dans la nature, il n’y a pas que les meilleurs qui survivent : les médiocres s’en sortent très bien aussi. C’est ce que démontre le philosophe Daniel Milo, l’exemple de la girafe à l’appui, dans un brillant essai.

Les girafes du parc zoologique de Paris, dans le 12ᵉ arrondissement, le 3 avril 2024. 

Chacun d’entre nous a connu des journées qui font dire que la vie est décidément un défi de chaque instant. Qu’il s’agisse d’un cycliste qui manque de vous écraser en grillant un feu, d’un collègue qui accélère le pas pour prendre l’ascenseur avant vous ou d’un client au supermarché qui profite sournoisement d’un moment de distraction de votre part pour foncer vers la caisse automatique vers laquelle vous vous dirigiez. La compétition est omniprésente dans nos vies au quotidien : à l’école, dans le travail, le sport… Et, comme si on n’avait pas assez d’adversaires, le développement personnel nous encourage à lutter contre la part fainéante de nous-mêmes, à travers des injonctions à « se dépasser » « devenir la meilleure version de soi-même », « faire un travail sur soi ». L’objectif : s’améliorer, performer dans ses relations avec les autres, devenir des individus « plus ».

Cette dynamique est fréquemment justifiée par l’analogie avec la nature, selon laquelle les animaux eux-mêmes seraient engagés dans une lutte permanente pour la survie. A l’origine de cette représentation ? Charles Darwin, bien sûr. Dans L’Origine des espèces, publié en 1859, le naturaliste et paléontologue britannique démontre que, pour chaque espèce, la nature établit un tri entre les caractéristiques « premium » et celles qui ne servent à rien.

Il prend ainsi l’exemple de l’animal qui fascine les biologistes depuis près de deux siècles : la girafe – « Mais à quoi sert la girafe ? », se demandait déjà le biologiste français Etienne Geoffroy Saint-Hilaire en 1827. Darwin, lui, a la réponse. Il soutient que seuls les individus qui étaient dotés des plus longs cous ont survécu car ils pouvaient se nourrir des feuilles en haut des arbres plus facilement que les autres. Les girafes à petit cou auraient donc progressivement disparu, impitoyablement balayées par la sélection naturelle. Darwin prend l’exemple d’autres espèces animales, comme le pinson des Galapagos, pour démontrer que le vivant tel que nous le connaissons résulte d’un incessant travail d’optimisation que la nature opère depuis des millions d’années.

Sélection artificielle

La théorie de la sélection naturelle n’a pas tardé à être reprise par les théoriciens du capitalisme. De même que les animaux sont condamnés à exceller ou à mourir, pas question pour les humains de s’endormir sur leurs lauriers. La nature sait ce qu’elle fait, et le marché a toujours raison. Or, dans un livre rafraîchissant, La Survie des médiocres (Gallimard, 416 pages, 27 euros), le philosophe franco-israélien Daniel Milo démontre qu’il n’en est rien. Contrairement aux idées reçues, non seulement la nature ne sélectionne pas les meilleurs, mais en réalité on peut tout à fait survivre en étant moyen, passable, voire complètement nul. Une découverte qui, on l’avoue, fait immédiatement du bien au moral, en même temps qu’elle donne (un peu) le vertige. Serait-on vraiment dispensé d’améliorer son chrono au footing, de faire un meilleur gâteau que les autres parents aux anniversaires de ses enfants, de progresser au yoga pour avoir le droit d’exister ?

La réponse est oui. Daniel Milo, qui s’est appuyé sur de nombreuses études scientifiques, tord le cou à la girafe de Darwin en expliquant que, en réalité, l’animal star de la théorie de l’évolution n’est pas du tout conçu de manière optimale. Au contraire, il est terriblement mal fichu. Incapable de plier ses longues jambes, la girafe est obligée de mettre bas debout. A sa naissance, le girafon, qui pèse 70 kilos, fait donc une chute de deux mètres de haut, lors de laquelle il arrive qu’il se brise le cou. Celui qui a eu la chance d’atterrir sans trop de casse a alors une quinzaine de minutes pour se lever. Au-delà, la mère le piétinera pour le tuer, car, s’il est trop faible pour marcher, il menace la survie du groupe. Si on ajoute à cela les prédateurs, la chasse et la déforestation, 75 % des girafons ne dépassent pas la première année de leur existence. Pour un départ dans la vie, on a vu mieux.

Les girafes du Parc zoologique de Paris, Paris 12ème, le 3 avril 2024. 

« Si un ingénieur avait conçu l’accouchement de la girafe, il aurait été viré. C’est tellement nul qu’il n’y a pas d’explication rationnelle », explique posément Daniel Milo. En effet, contrairement à ce que disait Darwin, il n’est pas logique, mais au contraire totalement improbable que la girafe ait survécu à une mise au monde aussi calamiteuse. Pour autant, Daniel Milo ne rejette pas totalement la sélection naturelle : il affirme simplement qu’elle s’applique parfois, mais parfois non.

L’erreur de Darwin, selon lui, a été de calquer la sélection naturelle sur la sélection artificielle menée par l’homme sur les animaux de la ferme. « Le but de la sélection artificielle est de faire évoluer les espèces vers une meilleure adaptation aux besoins de l’homme. Or, si les éleveurs vénèrent la nouveauté, la nature la combat. » Ainsi, le 21 août 2012, la vache Gillette Emperor Smurf a battu le record de production de lait, avec 478 617 litres dans une vie, soit plus d’un million de verres de lait. Dans l’état naturel, elle en aurait produit juste assez pour nourrir ses petits. La nature tend en effet non pas vers l’innovation, mais la reproduction, au sens littéral : refaire tranquillement ce qui existe depuis toujours. Selon Daniel Milo, « l’adage de la nature n’est pas “innove ou meurs !”, mais “on ne change pas une équipe qui gagne !” ».

Résister au complot de l’excellence

Cet éclairage est précieux. Il nous rappelle que de la même manière que nous pouvons nous inspirer du concept de « mère suffisamment bonne » du psychanalyste Donald Winnicott pour abandonner l’objectif exténuant d’être des « super-parents », de la même manière, nous pouvons nous autoriser à être simplement « juste assez bons » pour tout le reste. « Not in my name » (« pas en mon nom »), telle pourrait être l’inscription marquée sur le tee-shirt de la girafe. « C’est ce que j’appelle le “complot de l’excellence”, explique Daniel Milo. Participez à la course si vous voulez, mais arrêtez de nous faire croire que les animaux font pareil. Dans le monde, il y a de la place pour les brillants et les ternes, les travailleurs et les oisifs, les champions et les traînards, les 1 % de nantis et les autres 99 %. Si nous saluons la sagesse de la nature, nous devons reconnaître que la tolérance de la médiocrité est un aspect constitutif de son génie. »

Ce qui n’empêche pas Daniel Milo de s’avouer heureux d’être un bipède, et de ne vouloir changer d’espèce pour rien au monde. « Pour une raison simple : dans la nature, il n’y a pas de Sécurité sociale. Les animaux se contentent d’exister. Ça peut être enviable à certains moments, mais moins à d’autres », reconnaît-il.


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