par Robert Maggiori publié le 4 avril 2024
Moustiques et serpents tueurs, sables mouvants, humidité, froid, chaleur insupportable, sécheresse, jungle et ravins infranchissables, plantes carnivores, air irrespirable… Voilà qui rendrait une terre inhospitalière. Mais une société ? Comment, quand, pourquoi un pays peut-il être inhospitalier – ou une nation, un Etat, une communauté ? Il est bien difficile de mesurer les changements de mentalité, et encore plus les dispositions morales d’une collectivité qui, d’ouverte et accueillante, deviendrait hostile à celles et ceux qui viennent d’ailleurs. Il faudrait examiner la façon dont évoluent les opinions publiques, et, plus en amont, voir comment se forment les croyances, comment les idées et les valeurs forgées dans les sphères «superstructurelles» – les sciences dures, les sciences politiques et sociales, la philosophie, la psychologie, le droit, l’art, la littérature, etc. – se déposent, comme un précipité chimique, via les appareils de diffusion et de communication de masse, ou plus récemment les réseaux sociaux, dans l’esprit de chacun(e) pour former ce que Gramsci nommait le «sens commun».
Le temps n’est pas si loin où les pensées les plus profondes et influentes de la philosophie et des sciences humaines valorisaient le respect, la dignité, l’accueil, l’ouverture à l’autre, l’altruisme, la priorité morale accordée à autrui. Il n’en est plus ainsi. Concernant la notion même d’hospitalité, les changements sont sous les yeux de tous, et suivent en parallèle les sillons que les divers populismes, nationalismes, souverainismes d’extrême droite ont creusés dans le champ politique. On assiste aujourd’hui, en effet, à «un accroissement apparemment irrésistible de l’inhospitalité : de la peur et du rejet de ces étrangers qui arrivent des pays du Sud à la recherche d’une vie meilleure. […] Partout, les Etats occidentaux s’entourent de hauts murs et de clôtures sécurisées en oubliant […] qu’une “démocratie emmurée”, hostile aux étrangers, trahit les principes sur lesquels elle se fonde», constate Jacob Rogozinski, professeur à l’université de Strasbourg, dans son essai Inhospitalité.. Avant de tourner en hostilité ouverte, offensive, l’hospitalité est indifférence. Celle-ci ne tient guère à la «volonté délibérée d’éliminer les migrants», mais à une retraite, à un retrait dans l’arrière-scène, d’où on regarde sans agir ni être vu : «On se contente de laisser faire les garde-frontières et les garde-côtes, ou simplement la faim, la soif, le désert, les flots de la mer». L’indifférence ne tue pas : elle laisse mourir, considérant que des vies sont «indignes d’être secourues et, en fin de compte, indignes d’être vécues» – vies de femmes, d’hommes, d’enfants qui «s’effacent comme si elles n’avaient jamais existé». On l’entend d’ailleurs dans les discours convulsifs de ceux et celles qui utilisent le mot «immigration» plus fréquemment encore que les verbes être et avoir : jamais n’est prononcée une parole de compassion, de commisération ou de simple affliction (qu’ils auraient pu apprendre si vraiment ils défendaient les «racines chrétiennes de l’Europe») pour ces migrants tenus pour des «hommes en trop», des «vies superflues dont la disparition serait dans l’ordre des choses». Afin de pas apparaître injustifiable du point de vue éthique, ou vaine du point de vue pratique (rien ne «parviendra jamais à décourager ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour échapper à la misère, à la tyrannie, à la guerre»), l’indifférence se fait ensuite défensive, devient méthode de protection «contre l’“invasion”, les “flux” incontrôlés, la “submersion” migratoire déferlant à travers des “frontières-passoires” pour “remplacer” les “Français de souche” par des étrangers».
Des «étrangers en danger» aux «étrangers dangereux»
Tous ces «discours haineux et ces représentations angoissantes, ces mouvements politiques hostiles aux étrangers, ces médias qui s’emploient à répandre massivement la peur, ces lois et ces mesures visant à exclure, à sélectionner, à enfermer, à refouler» ressortent d’un même ensemble, que l’on dira être un «dispositif d’inhospitalité», par référence à ce que Foucault nommait «dispositif de pouvoir». Qu’est-ce qui en a provoqué l’apparition et l’expansion ? Pourquoi s’y soumet-on ? Comment arrive-t-il à opérer une inversion de réalité, telle que des étrangers en danger puissent apparaître comme des étrangers dangereux ? C’est à ces questions que répond Inhospitalité.
L’hospitalité n’est pas une option dans la constitution des sociétés humaines : si celles-ci avaient refusé tout accueil de l’autre, l’endogamie aurait provoqué leur extinction. Il est vrai cependant que «ceux qui viennent d’ailleurs» ont toujours été perçus selon les dualités ami-ennemi, apport-menace, bienfait-rapine, collaboration-occupation… (comme l’indique déjà le radical ghost-, qui a donné en latin à la fois hostis, ennemi, et hospes, hôte). D’après le Vocabulaire des institutions indo-européennes (1969) du grand linguiste Emile Benveniste, l’hospitalité appartient, anthropologiquement, à la culture du don-contre-don, et s’inscrit donc dans les systèmes d’alliance et d’échange entre sociétés. Chez les Anciens, l’étranger était reçu dans une maison comme dans un temple : on se levait pour l’accueillir, on lui lavait les pieds, le nourrissait, lui offrait des présents, car bafouer les lois de l’hospitalité, c’était offenser les divinités elles-mêmes. Pour de nombreux peuples, il était une personne sacrée, douée de potentialités magico-religieuses : aussi y avait-il des raisons de le vénérer, mais aussi de le craindre, d’en faire un être maléfique et potentiellement dangereux. Si les rites de l’hospitalité étaient et sont complexes, la notion l’est tout autant, par son ambiguïté même. De prime abord, elle semble, du point de vue moral, se rapprocher de ces vertus qui ne supportent pas la moindre restriction, comme l’amour (aime-t-on «à moitié» ?), la croyance-foi (que signifierait croire «un peu» en Dieu ?) ou la confiance (une demi-confiance est une défiance). Rogozinski commence donc par analyser l’idée d’hospitalité inconditionnelle, en se référant à Jacques Derrida, qui fit de l’hospitalité «un motif majeur de sa pensée».
Société «cosmopolitique»
A une hospitalité restrictive et sélective, conditionnée par des normes juridiques et politiques (ne serait-ce qu’un «interrogatoire d’identité» : Qui est tu ? D’où viens-tu ? Pourquoi veux-tu venir chez nous ? Que veux-tu y faire ?), Derrida oppose en effet une hospitalité éthique inconditionnelle, qui n’est ni partage ni réciprocité, mais «un don absolu où celui qui accueille doit tout donner à l’arrivant, et plus encore qu’il peut donner, sans rien demander en retour». Une telle hospitalité, «à l’infini», est-elle réalisable ? En fait, si elle ne veut pas demeurer une «aporie», l’hospitalité éthique doit en «appeler à une “transaction” entre l’éthique et le politique», afin que sa loi «puisse s’inscrire dans les lois des Etats». On aboutit alors à ce qu’on nomme une antinomie, qu’il s’agirait de surmonter, et que Derrida formule ainsi : d’un côté, «la loi inconditionnelle de l’hospitalité a besoin des lois, elle les requiert» pour pouvoir «devenir effective, concrète, déterminée» ; de l’autre, «les lois inconditionnelles cesseraient d’être des lois de l’hospitalité si elles n’étaient pas guidées, inspirées, aspirées, requises même par la loi de l’hospitalité inconditionnelle».
Mais au lieu d’opposer hospitalité inconditionnelle et hospitalité conditionnée, ne pourrait-on pas «élargir les conditions de l’hospitalité» en l’orientant vers l’idée d’une société cosmopolitique ? Rogozinski se tourne alors vers Kant («l’un des premiers penseurs à avoir envisagé une citoyenneté sans cité ni Etat dont le territoire s’étendrait à toute la Terre») et analyse les conditions auxquelles le droit de «citoyen du monde» pourrait se lier à une «hospitalité universelle», et à la paix.
Par cosmopolitisme, Kant n’entend pas un «Etat mondial unifié» (qui conduirait au «pire despotisme») : plutôt une «alliance des peuples», une confédération d’Etats-nation souverains, au sein de laquelle tout «étranger» bénéficierait d’une citoyenneté supranationale (on accorderait alors aux migrants d’aujourd’hui un passeport européen). Mais l’idée la plus féconde est celle d’une possession commune de la surface de la Terre : «Tous les hommes, écrit le philosophe allemand, sont originairement en possession totale du sol de la Terre tout entière.» Est-ce à dire que l’hospitalité requise par le droit cosmopolitique serait «plus originairement fondée que la citoyenneté politique ou la nationalité» ? Peut-être. Mais la conclusion de Kant est déjà assez radicale : «Tous les hommes ont le droit d’être là où la nature ou le hasard les a placés.» Nul n’est «de souche», personne n’a plus qu’un autre «le droit d’être là où il se trouve», chacun a le droit d’être ici.
Mais qu’est-ce qui fait obstacle ? Jacob Rogozinski est évidemment obligé d’identifier tous les éléments qui viennent gripper le «dispositif d’hospitalité». In primis, la notion de nation (puis de «sentiment national»), qu’il déconstruit avec une grande pertinence, et qui a elle-même subi au cours de l’histoire des tensions contradictoires – sa conception ouverte, «républicaine», précédant le tournant vers sa version close, murée, inhospitalière. En réalité, tout le mal, si on peut dire, tient à ce que l’on se figure la communauté comme «le fantasme d’un corps sans orifices», un «Corps-Un», où «aucun corps ne saurait s’introduire sans le mettre en danger». Dès lors, c’est aux outils de la psychanalyse d’abord et de la phénoménologie ensuite qu’il faut recourir, pour comprendre à la fois l’«angoisse archaïque du morcellement» ou le «fantasme d’intrusion» d’un «“mauvais objet” extérieur qui perfore l’enveloppe protectrice du groupe», hantise des xénophobes, et l’«hospitalité primordiale que j’accorde à un corps étranger en lui donnant chair», souci des humanistes, pour qui «la rencontre de l’étranger contribue à élargir le monde et ouvre sur une communauté charnelle des vivants et de la Terre».
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