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samedi 13 avril 2024

La charge mentale des femmes en entreprise : « Organiser un pot de départ pour Philippe, vider la poubelle, apporter des petits gâteaux pour faire plaisir… »

Par     Publié le 11 avril 2024 

Préparer les afterworks, entretenir la bonne ambiance de travail, former les nouvelles recrues, vider le lave-vaisselle… le travail invisible continue d’être exécuté par les femmes. Des tâches non rémunérées qui, à la longue, épuisent.

 

A 26 ans, Paola (le prénom a été modifié), reconvertie dans le développement Web et récemment sortie de l’école 42 (fondée par Xavier Niel, également actionnaire du Monde à titre individuel), affirme ne pas avoir vécu de situation sexiste dans sa start-up, majoritairement masculine. A un détail près : « On est dans un petit open space avec une cuisine partagée. La plupart du temps, celles qui pensent à nettoyer, à sortir les poubelles, ce sont les femmes de l’entreprise, alors que nous ne sommes que trois sur douze salariés !, s’indigne-t-elle. Pareil pour l’organisation des afterworks. »

Alors que les inégalités salariales femmes-hommes sont de plus en plus documentées, le « travail invisible » en entreprise reste un angle mort : « Tout ce travail, souvent pris en charge par des femmes, qui est peu reconnu, pas ou peu rémunéré, et n’est pas inclus dans le travail productif », explique la sociodémographe Laurence Charton, professeure titulaire à l’institut national de la recherche scientifique (INRS) à Montréal.

Une sorte de charge mentale professionnelle. Cette expression du champ de la sociologie a été popularisée par la bédéiste Emma Clit sur des planches publiées sur Facebook et Instagram. L’autrice, informaticienne de formation, a, elle aussi, connu ces situations en entreprise. Plutôt que de parler de charge mentale, elle préfère l’expression cousine de « charge émotionnelle », soit le fait d’avoir toujours en tête le fait de prendre soin des autres et de les mettre à l’aise. « Cela inclut le fait de préparer un pot de départ pour Philippe qui part à la retraite, parce que personne n’y a pensé et qu’on ne veut pas qu’il se sente seul. De penser à vider la poubelle parce que ce n’est pas agréable quand elle déborde, d’apporter des petits gâteaux pour faire plaisir… », détaille-t-elle au Monde.

Une accumulation jusqu’au burn-out

« Lors de mon premier entretien d’évaluation, on ne m’a quasiment rien dit sur mon travail, juste que j’apportais de la fraîcheur, que j’étais souriante… Je n’ai pas eu d’augmentation. Ils étaient très contents de m’avoir, ironise-t-elle. Plus je me sentais soupçonnée d’incompétence par mes supérieurs − parce que je n’ai pas tendance à mettre mes compétences en avant, comme beaucoup de femmes −, plus je me rattrapais en étant souriante, en accomplissant ces tâches domestiques pour avoir l’impression de me rendre utile. »

Pour Rose, ces tâches « domestiques » l’ont conduite au burn-out. A peine diplômée de l’école de commerce Kedge, elle signe son premier CDI dans un cabinet de conseil en communication. D’abord consultante, elle devient rapidement responsable de la stratégie. A 27 ans, elle démissionne de son cabinet. C’est en travaillant à son compte qu’elle comprend à quel point elle en faisait « trop » pour la boîte.

« En devenant manageuse, ma charge de travail était telle que je partais la dernière, bien après les fondateurs du cabinet, reprend Rose. Me sont également revenues les tâches ingrates, non attribuées, qu’il faut faire sinon le lendemain quelqu’un vous tombe dessus : fermer toutes les fenêtres, la porte des locaux, garder les clés pendant les vacances d’été, éteindre toutes les lumières. Mais aussi, le matin, vider le lave-vaisselle, faire le café… Mon bureau étant le plus proche de la direction, c’était à moi d’aller ouvrir la porte quand on sonnait, de gérer le standard téléphonique du patron − des appels professionnels comme personnels. Il m’est aussi arrivé de devoir réserver un resto pour mes directeurs en dehors du cadre de l’entreprise. » Une série de tâches de secrétariat, loin de sa fiche de poste, qui grignotent sa pause déjeuner et débordent sur son temps de travail.

Sans compter que, avec le taux de rotation très élevé − de cinq à dix recrutements tous les six mois, dans une entreprise de vingt-cinq personnes −, la jeune femme devait également former les nouveaux, qu’ils soient de son équipe ou de celles d’autres manageurs. Au bout de trois ans, épuisée, elle décide de partir. « Personne ne me remerciait, pour eux c’était acquis, se souvient Rose. Mais quand c’était mal fait, ils savaient sur qui taper. Quand j’ai arrêté, [la direction] l’a très mal pris. »

Répondre aux attentes implicites

Pourquoi nombre de femmes réalisent ces tâches alors qu’elles pourraient tout simplement ne pas le faire, comme leurs collègues hommes ? « Je me disais que ce n’était pas grave, que tout le monde serait content en arrivant. Je voulais avoir une place importante dans l’entreprise, avoue l’ancienne manageuse. C’était mon premier CDI, j’avais beaucoup d’humilité. »

Pour Laurence Charton, « les femmes ne sont pas forcément plus volontaires, elles répondent plutôt à des attentes implicites à leur égard, qu’elles-mêmes ont possiblement intégré par reproduction, parce qu’[elles] seraient plus dans le care que les hommes ».

L’article « Pourquoi les femmes se portent volontaires pour des tâches qui n’amènent pas à une promotion » de la Harvard Business Review, publié en 2018, montre que la prise en charge par les femmes de ces tâches peut entraver l’évolution de leur carrière. « Dans tous les secteurs, les promotions des femmes sont moins rapides et moins fréquentes,analyse la chercheuse. Parce que, d’une part, on ne reconnaît pas le travail invisible qui permet un bon fonctionnement du collectif, et d’autre part, dans les trajectoires de vie, beaucoup de femmes en couple continuent de s’impliquer auprès de leurs enfants, ce qui a des conséquences sur leur promotion. »

Pauline Rochart, consultante indépendante, spécialiste de l’égalité professionnelle, observe qu’en général ces tâches et compétences ne mènent pas à des promotions. « Il est rare que tous ces comportements pour améliorer le bien-être des collègues soient valorisés, car ils n’entrent pas dans la mesure chiffrée des objectifs de performance. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de valeur : plus on a un collectif où les gens prennent soin les uns des autres, plus [ils] s’y sentent bien et sont performants, souligne-t-elle. Or, si on reconnaissait que ces comportements ont de la valeur, les femmes pourraient davantage avoir accès à des postes supérieurs. » Depuis les années 2010, un nouveau métier a commencé à émerger : le « chief happiness officer », chargé de veiller au bien-être des salariés, une profession plutôt féminine.

Malgré le développement de ces postes au sein des entreprises, la consultante en sociologie du travail considère que « prendre soin du lien devrait être une responsabilité partagée, certainement pas l’apanage d’une seule personne ou d’un poste estampillé « responsable du bonheur ». [Son] message n’est pas de dire aux femmes d’arrêter, mais plutôt d’encourager les hommes à s’investir. »


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