par Christian Lehmann, médecin et écrivain publié le 10 avril 2024
«Nous étions au bord de l’abîme, mais depuis nous avons fait un grand pas en avant.» Cette citation attribuée à l’écrivain Pierre Daninos résume bien la situation du système de santé français, et si l’on suit le raisonnement du disruptif Emmanuel Macron, c’est une excellente chose. Comme il l’avait expliqué au Centre hospitalier de Vendôme le 30 avril 2023 : «Nous sommes en train de refonder, de réinventer un modèle. C’est plus dur de le réinventer quand tout n’a pas été détruit.»
On pourra se poser encore longtemps la part de l’intentionnalité perverse et celle de l’improvisation stupide devant l’empilement de mesures catastrophiques qui nous ont amenés à la situation actuelle, mais la prestation de Gabriel Attal samedi 6 avril restera dans les annales. En quelques minutes et autant de mesures démagogiques sorties du chapeau, le Premier ministre a réussi à faire exploser en vol les négociations conventionnelles déjà au stade terminal, et parfaire la destruction de la médecine générale.
Comme toujours, le service après-vente de ce catalogue d’inepties a été déroulé par le ban et l’arrière-ban de la macronie, avec plus ou moins de succès. Stéphanie Rist, qui porte à son actif l’aggravation de la crise des urgences en ayant l’an dernier mis fin au système de rémunération d’intérimaires faisant tourner les services, expliquait que «c’est parce que l’expertise du médecin traitant est indispensable, notamment avec le vieillissement de la population, que nous devons libérer son temps. Il reste au milieu du parcours de l’accès aux soins, mais il ne sera plus forcément la seule porte d’entrée». François de Rugy, dont l’expertise médicale n’avait jusqu’ici pas semblé dépasser le cadre assez restreint de l’allergie aux crustacés, se félicitait sur Twitter du génie attalien : «Où l’on apprend que donner le droit aux pharmaciens de fournir un antibiotique contre les angines permettrait d’éviter 9 millions de consultations de médecins généralistes ! Merci Gabriel Attal pour ces mesures pragmatiques pour l’accès aux soins.»
«Quand t’as pas de médecin généraliste en magasin, tu fais comme s’ils étaient inutiles. C’est à cela qu’on reconnaît un politicien», note un confrère. Tout ceci était prévisible depuis des années. Tout le monde aujourd’hui a intégré la crise créée par la baisse du numerus clausus, liée à la conviction, partagée entre économistes et politiques d’inspiration libérale, que le soignant créait de la dépense inutile et donc qu’en restreignant le nombre de médecins le pays économiserait sur des dépenses sociales qui, dans leur imaginaire, rendent la France moins attractive pour les investisseurs étrangers.
Enième «réforme de la dernière chance»
Peu ont saisi ce qui s’est joué en 2005, quand tentant de faire rentrer dans le giron chiraquien les syndicats médicaux les plus réactionnaires, le gouvernement de l’époque mit en place, sous l’égide d’un ancien directeur d’Axa placé à la tête de l’assurance maladie et d’un Philippe Douste-Blazy habilement secondé par Xavier Bertrand, la tartufferie du médecin traitant, énième «réforme de la dernière chance». Il faudra à la Cour des comptes huit ans pour déclarer cette réforme du médecin traitant comme un échec. Pourtant, dans la semaine qui suivit son annonce, un manifeste signé par des dizaines de milliers de médecins puis de patients en avait analysé la perversion. En mettant en place un parcours de soins piloté par le médecin généraliste sans lui donner le moindre moyen de prendre en charge cette tâche administrative supplémentaire, et en organisant son contournement avec un droit à dépassement en cas d’accès direct, les syndicats de spécialistes avaient cru avoir remporté la partie. Ils pensaient avoir mis fin une bonne fois par toutes à l’anomalie inquiétante de l’option référent, option autofinancée dans laquelle des généralistes volontaires avaient choisi d’exercer avec une formation indépendante des laboratoires – qui incidemment servaient de généreux mécènes à ces syndicats de spécialistes – et de pratiquer le tiers payant pour leurs patients avec l’assurance maladie.
Aux Français, on avait vanté un nouveau système plus fluide, dont le généraliste serait le pivot. En réalité, comme nous l’avions prévu : «Une fois les généralistes, faute de moyens, mis dans l’impossibilité de faire fonctionner le système coordonné, l’accès direct au spécialiste sera facturé avec dépassement d’honoraires généralisé. Au final, il faudra constater l’échec de cette contre-réforme, en faire porter la responsabilité aux lampistes que sont les généralistes, et ouvrir la porte aux assurances privées, d’un air désolé, en disant que la Sécu, bien malade, n’a pu être sauvée.» L’un des effets pervers que n’avaient pas prévu les syndicats signataires fut l’effondrement de la médecine générale à la suite de ce coup de poignard. Le nombre d’installations baissa d’année en année, les jeunes étudiants en stage découvrant effarés la charge mentale et administrative de leurs aînés. Par ricochet, la raréfaction des généralistes, qui bénéficiaient chacun d’un réseau structuré au fil des ans de confrères spécialistes avec qui ils travaillaient en confiance, amena de nombreux patients à se tourner vers l’hôpital. Généralistes, puis spécialistes, dévissèrent leur plaque sans trouver de remplaçant. Les urgences hospitalières devinrent pour un nombre grandissant de patients sans autre ressource le mode d’entrée dans le soin, avec un engorgement qui épuisa les meilleures volontés.
Confrontés à la colère de leurs administrés, maires et députés se tournent vers le gouvernement pour le sommer d’agir. Dans l’impossibilité de reconnaître des années de gestion d’une criminelle stupidité, celui-ci sort du chapeau des mesures qu’on croirait pondues chez McKinsey. Puisque les patients ont du mal à voir un généraliste, on remet en place l’accès direct aux spécialistes. Lesquels spécialistes, aujourd’hui moins nombreux, ont tous des carnets de rendez-vous blindés et supplient les généralistes de filtrer les demandes et de gérer celles qui ne nécessitent pas leur expertise (car oui, le généraliste n’est pas simplement un recopieur d’ordonnance ni un distributeur de bon pour voir un vrai médecin, ou alors il faudra m’expliquer pourquoi Gabriel Attal fantasme de réimposer à des généralistes dont la moyenne d’âge oscille autour de 51 ans des gardes de nuit sans repos compensatoire). En 2005, Douste-Blazy vendait sa réforme comme un camelot de télé-achat, expliquant à des patients réticents que s’ils n’étaient pas satisfaits des conseils de leur généraliste, ils pouvaient en changer aussi souvent qu’ils le voulaient, voir choisir un spécialiste comme médecin traitant. En 2024, dans une imitation parfaite de son illustre prédécesseur, le ministre Frédéric Valletoux explique que le rôle du généraliste traitant «est essentiel. Il est la tour de contrôle qui garantit la qualité du parcours de soins». Quel est l’intérêt d’une tour de contrôle si on la confine à valider les atterrissages des avions a posteriori ? Sous couvert de «responsabilité populationnelle», on va une fois encore faire porter la responsabilité de l’engorgement du système à des généralistes à qui on a ôté toute capacité d’aiguillage.
Le Medef s’y oppose
Déléguer des actes médicaux sans diagnostic préalable tout en accumulant sur le seul généraliste des actes administratifs chronophages et en lui laissant la responsabilité du parcours du patient n’a aucun sens. Ce n’est pas la symptomatologie infectieuse, les angines, les cystites (qui peuvent s’accompagner d’autres pathologies) qui prennent du temps-médecin. C’est l’impossibilité pour un patient présentant une gastro-entérite fugace, une migraine plus invalidante que d’habitude, de poser une journée d’arrêt de travail sans voir obligatoirement dans la journée un médecin. La demande réitérée des généralistes, qui n’arrivent pas à répondre à la demande insistante (et justifiée) de patients coincés par la législation, n’a pas été et ne sera pas entendue par le gouvernement pour une raison très simple : le Medef s’y oppose. Et le gouvernement obéit, fustigeant une augmentation des arrêts de travail insupportable comme si le Covid n’avait jamais existé, comme si le report du départ en retraite ne mettait pas en danger sanitaire certains patients âgés aux lourdes pathologies. François Braun citait ainsi le chiffre de 40 % d’arrêts injustifiés parmi les arrêts autodéclarés par les patients pendant le Covid, mais quand nous avons de manière répétée demandé à Marguerite Cazeneuve et Thomas Fatôme, de la Cnam, de voir ces chiffres, nous n’avons obtenu aucune réponse. Ce gouvernement et ses pantins sont là pour gagner du temps, diriger le blâme sur soignants et patients, dépensiers, feignants, globalement inconséquents.
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