par Copélia Mainardi et Clémence Mary publié le 5 décembre 2023
Des «services du ministère de l’Intérieur [qui] ont fait le maximum» face à un «ratage psychiatrique». C’est ainsi que le ministre de l’Intérieur a résumé lundi matin le passage à l’acte terroriste d’Armand Rajabpour-Miyandoab, islamiste sous haute surveillance de la DGSI et des services psychiatriques, ayant assassiné samedi 2 décembre un touriste et blessé deux passants à Paris. «Il y a quelqu’un de malade mentalement qui ne prend plus son [traitement] et qui passe à l’acte», a déclaré Gérald Darmanin, semblant accuser les médecins qui «à plusieurs reprises, ont considéré qu’il allait mieux».
Pour le psychiatre Daniel Zagury, expert près la cour d’appel de Paris et auteur de Comment on massacre la psychiatrie française (Ed. de L’Observatoire, 2021), rien ne sert de stigmatiser la psychiatrie publique : l’urgence est plutôt d’appréhender une nouvelle génération de sujets radicalisés, aux troubles et croyances étroitement intriqués.
Darmanin a dénoncé un «ratage psychiatrique». Comment réagissez-vous ?
Je peux comprendre l’affolement des politiques qui font face à la répétition lancinante des mêmes protagonistes, des mêmes questionnements, et d’un risque incontrôlable. Mais le discours de Darmanin laisse penser qu’on ne pourrait pas être à la fois malade et terroriste, que des médecins s’opposeraient à une prise en charge par coquetterie déontologique, qu’ils pourraient aider à lutter contre le terrorisme mais ne le veulent pas. Ce n’est pas le cas, et c’est même franchement obscène de l’insinuer dans ce contexte d’effondrement de la psychiatrie. En 2017, au moment du meurtre de Sarah Halimi, Gérard Collomb avait déjà sommé la psychiatrie de prendre en charge tous les cas de radicalisation, donnant l’impression de vouloir annexer les psychiatres au ministère de l’Intérieur…
Selon les informations dont on dispose, Armand Rajabpour-Miyandoab a été bien pris en charge, dans la durée, de façon cohérente. En dernier lieu, un médecin coordonnateur a jugé inutile la poursuite d’un traitement médicamenteux car il ne voyait «aucune dangerosité d’ordre psychiatrique identifiée». Finalement, on fait toujours la même erreur : penser qu’il y a d’un côté des malades mentaux à soigner qui seraient radicalisés, et de l’autre des islamistes à suivre, en dehors de la psychiatrie.
Comment qualifier le profil psychiatrique d’Armand Rajabpour-Miyandoab ?
A ma connaissance, toute la question était de savoir s’il était dans la taqîya [la dissimulation de sa croyance religieuse, ndlr] ou s’il avait réellement pris ses distances par rapport aux idées radicales. On en parle comme s’il s’agissait d’une rechute d’une maladie ! Un sujet peut simplement repartir dans ses croyances antérieures, à l’occasion d’un événement extérieur. L’expert parle d’une personnalité schizoïde : plutôt isolée, timide, renfermée, ayant peu de relations. Mais c’est la description d’un trouble de la personnalité (fréquent chez les sujets radicalisés qui souffrent souvent d’instabilité psychique), pas une maladie mentale, ni un trouble psychotique. Il est donc hautement improbable qu’il soit déclaré irresponsable pénalement.
Quel rôle la psychiatrie doit-elle jouer dans la prise en charge de ces personnes radicalisées ?
Le psychiatre peut seulement lutter contre les troubles de l’humeur, l’envahissement délirant, aider à stabiliser le patient. Mais les convictions religieuses et messianiques peuvent être très fortes et le psychiatre est aussi impuissant que les autres face au partage de cette idéologie mortifère.
Faut-il établir une frontière entre pathologie psychique et fanatisation ?
La lutte contre l’islamisation nécessite de penser une intrication entre les troubles et les croyances. L’actualité nous montre à quel point les croyances sont plus fortes que les délires, car chacun lit l’actualité à travers les grilles de ses convictions. Certains sujets radicalisés n’ont strictement aucune pathologie ; d’autres, peu nombreux, souffrent de psychoses chroniques, et leur engagement religieux est entièrement lié à la maladie. Il m’est rarement arrivé de conclure à l’irresponsabilité pénale pour des schizophrènes qui avaient un rapport à l’islam très personnel et délirant ; les vrais délires mystiques pourvoyeurs de crimes sont finalement très rares.
Pour les sujets porteurs de croyances et d’idéologies sectaires, il est rassurant d’avoir Dieu à ses côtés : le crime devient alors une indication divine. Les gestes d’Armand Rajabpour-Miyandoab relèvent de cette dernière catégorie. Voilà pourquoi il est absurde d’imaginer donner de force des médicaments sur injonction administrative.
Quelle a été l’évolution des profils psychologiques des terroristes ces dernières années ?
Il y a eu une mutation progressive. Dans les années 2000, les profils étaient structurés, très organisés, sans pathologie mentale. Ensuite, est arrivée la génération des petits délinquants instables, toxicomanes, passés par la prison et qui se rachetaient une deuxième vie avec un islam purifiant. Aujourd’hui, avec l’évolution de la géopolitique internationale et la disparition de Daech, les radicalisés sont de plus en plus jeunes, isolés, avec des difficultés psychologiques voire des troubles plus importants.
Comment l’islamisation agit-elle auprès de ces personnes vulnérables ?
Ces sujets en errance trouvent dans cet islam radical de quoi transformer leurs tentations suicidaires en «acte grandiose», dans une mort «héroïque», qui transforme leur vie désarrimée en existence glorieuse.
Une fois recrutés, les radicalisés adoptent donc les mêmes discours d’une même matrice, les mêmes références, les mêmes justifications. Il y a un tronc commun de ce système totalitaire qui pense pour eux. Psychotique ou non, le sujet en quête de sens puise dans l’actualité, dans «l’air du temps», ce que Gilles Kepel appelle le«jihadisme d’atmosphère», une formule qui complexifie le relais entre le donneur d’ordre, le diffuseur de haine et l’agent criminel.
Il n’y a plus un donneur d’ordre et des exécutants, mais une idéologie qui circule. L’islamisme nous fait la guerre, les Etats et organisations tirent les ficelles et les victimes ne sont pas des soldats mais des citoyens pris au hasard. En définitive, tout discours haineux, tout prêche, toute provocation ou déstabilisation de la situation internationale est susceptible d’activer le passage à l’acte, pour des raisons différentes. Ces individus sont disséminés dans la société ; il paraît difficile de tous les suivre et de prévenir ces actes.
Quel regard portez-vous sur les expertises psychiatriques en France ?
Il est irresponsable d’insinuer que si les expertises étaient mieux faites, il y aurait moins de problèmes. La psychiatrie publique en France est dans un état déplorable, et nombreuses sont les voix à le dénoncer – dans l’indifférence générale. Cela n’empêche pas des professionnels de continuer à faire leur travail consciencieusement, avec les moyens du bord ; et ce n’est pas en stigmatisant la psychiatrie publique que cette guerre contre l’islam radical sera gagnée.
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