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lundi 11 décembre 2023

Au p’tit bonheur : « Les grands huit, c’est ma passion. Je les ai tous faits »

Par    Publié le 29 novembre 2023

Brigitte Legrand, 60 ans, accueillante familiale, à Chemilly, dans l’Allier.

« Alain, je pense qu’il est surdoué. Il avait pas 10 ans qu’il bricolait déjà l’électricité – et royalement ! Son rêve, ça avait toujours été d’avoir un moulin. Pour être autonome. Pour créer du courant. Alors il a décidé de s’en acheter un. On en a visité quinze, de moulins. Et on a pris celui-ci, à Chemilly. Ça va faire douze ans qu’on est là. Mais y a un petit problème : y a déjà plus d’eau. Et pas d’eau, ça veut dire pas d’électricité. Alors Alain a eu une autre idée : il a construit un panneau solaire. Ça vaut 12 000 balles un panneau normalement, mais lui, il l’a bricolé pour 2 500, et tout seul hein ! Oui, 2 500 balles ! Il a trouvé toute l’électronique sur Internet, et autrement, bah, sur le marché aux ferrailles. Résultat : tout ce qu’on cuisine le midi, ça nous coûte zéro. Ah bah oui, tant qu’à faire, pas la peine de bouffer du gaz.

Moi, j’ai réalisé mon rêve. Toute ma vie, j’ai fait ce que j’ai voulu. Je suis accueillante familiale. Avant ça, j’étais aide-soignante, et avant ça, femme de chambre et vendeuse en boulangerie. J’ai toujours travaillé. Depuis mes 17 ans. Et là, j’accueille des adultes handicapés qui peuvent pas vivre tout seuls. Leur famille, elle s’occupe pas d’eux. Et ici, ils sont chez eux. Je fais leur ménage. Je fais leur linge. Je leur fais à manger. On fait tous les repas ensemble. J’adore. Alain vient d’ailleurs de bricoler une fourchette qui fait aussi couteau pour Sébastien. Il a 42 ans et il peut plus parler, ni utiliser son bras droit. Il a fait un AVC. Pourquoi ? Trop de shit et d’alcool. Je loue une chambre à côté de la sienne en Airbnb. Pas cher, 20 euros. Comme ça, je peux lui payer ses cigarettes. Y a Georges aussi qui est là. Il a 64 ans, mais 7 ans dans sa tête. Il m’aide énormément aux champs. Parce que j’ai des poules, des canards, des oies, des lapins. J’ai aussi des pintades et une dinde. Un canard, je le vends 16 euros, et un poulet, 12. Mais je l’exploite pas, hein, Georges. Pour le remercier, je l’invite au resto.

Alors avec Alain, on se voit pas beaucoup. On discute pas non plus tant que ça. On se voit juste pour les repas. C’est l’hiver où on passe le plus de temps ensemble : on joue aux fléchettes tous les soirs après le dîner. Il me fait un bisou sur la bouche pour me dire bonjour, un autre pour me dire bonne nuit, et un autre quand il part faire une course. On fait encore l’amour hein. Mais moins souvent qu’avant, ça fait quand même vingt-huit ans qu’on est ensemble.

« Avec Alain, on se voit pas beaucoup. On discute pas non plus tant que ça. On se voit juste pour les repas. C’est l’hiver où on passe le plus de temps ensemble : on joue aux fléchettes tous les soirs après le dîner. » 

Quand je l’ai rencontré, j’avais 32 ans, j’étais divorcée et j’avais trois enfants de 5, 6 et 7 ans. Lui, il habitait encore chez ses parents et il s’était jamais marié. J’avais reçu un dépliant dans ma boîte aux lettres pour faire un « voyage-casserole ». Ça se faisait beaucoup à l’époque. T’étais invitée à faire un voyage en car pour une journée, avec le petit déjeuner, le déjeuner et le goûter gratuits. Et pendant que tu mangeais, y avait des animateurs qui te vendaient leurs produits. T’achètes ou t’achètes pas. Alors, avec ma copine Monique, on s’est inscrites. Dans le car, y avait que des grands-mères. Sauf deux autres jeunes. Alain et un copain. Alain, il faisait rire toutes les mamies. Je m’ennuyais tellement, j’ai dit à Monique : “Faut qu’on leur parle.” Et je me suis plantée devant lui : “Qu’est-ce que tu fous là ?”, qu’il me dit. “Et toi donc ?”

« Que des galères »

On s’est jamais mariés. Je sais pourquoi : c’est à cause de mes enfants. Ils se sont jamais entendus avec Alain. Lui, avec tout son bricolage, il rêvait que d’une chose : qu’on s’intéresse à lui – sauf que les gosses, bah, ça leur disait rien du tout. Rien. Alors ça n’a été que des cris. Et donc s’il m’épousait, c’est les enfants qui allaient hériter. Et ça, ouh ! Pas question. Pour lui, la seule qui va hériter, c’est Pépette. Notre petite, qu’on a eue ensemble. Moi, je veux qu’ils aient quelque chose mes enfants, alors j’ai acheté un petit appartement à crédit à Moulins. C’est mes parents qui y habitent. Et avec le loyer qu’ils me paient, je rembourse ma dette. J’ai aussi mis le papier de l’assurance-vie sur le frigo. Comme ça, s’il m’arrive quelque chose, ils auront rien à payer.

Je les aime mes enfants, mais non, je leur ai jamais dit : “Je t’aime.” Mais j’ai vu qu’à la télé, ils se le disaient tout le temps dans les films américains. Moi, dans ma famille, c’est pas dans nos coutumes. Mais là, je suis en colère contre eux. Ils ont plus de 30 ans et se droguent. Du shit, du shit, du shit – comme leur père. Lui aussi, il était accro. Alors je leur dis tout le temps : “Bon sang, ça suffit !” Mais ils m’écoutent pas. Le jour où ils sont partis de la maison, ils avaient 18 ans et je les ai pas retenus. Je pensais qu’ils allaient travailler. Moi, à 17 ans, j’étais indépendante. Mais ils n’ont jamais su se débrouiller. Ça a été que des galères. Mon plus grand, il est en intérim maintenant, et sa petite amie est morte la semaine dernière chez elle, dans son lit. Cancer de la bouche. Cigarette et alcool. Et mon petit a été déclaré schizophrène. Quand j’y pense, non, les larmes, elles viennent pas. Je me torture pas l’esprit.

« A l’école, j’étais le bouc émissaire. J’ai jamais compris pourquoi. On se moquait de moi, on me donnait des coups de pied. J’ai fait une première 6ᵉ, puis une deuxième 6ᵉ. En 5ᵉ, ça a été chaotique. Alors mes parents m’ont mise à l’école ménagère. J’ai appris la cuisine, la couture, le ménage. Tout ce qu’une femme doit savoir faire. En vrai, j’aurais aimé faire de la philosophie. » Brigitte Legrand, 60 ans, accueillante familiale à Chemilly, dans l’Allier, le 19 septembre 2023. 

Y a une chose dont je suis jalouse. Alain s’est acheté une maison en Bretagne. Une maison qui avait brûlé et qu’il a complètement retapée. Maintenant qu’il est à la retraite, il part souvent là-bas pêcher. Et il me laisse toute seule ici, avec tout mon travail. Mais j’ai remarqué quelque chose. Chaque fois qu’il part, la joie revient dans la maison. Mes amis viennent me voir, j’ai une petite jeune qui me loue une chambre de temps en temps et, avec elle, on met la musique fort, on danse, on fait du karaoké. On fait n’importe quoi. Alain, il supporte pas la musique, c’est trop fort pour ses oreilles. Et puis, y a pas longtemps aussi, y a un jeune sourd et muet dont je m’occupais qui est venu dîner avec son papa. Sébastien était là aussi, mon accueilli, celui qui peut plus parler. C’était extraordinaire. On se parlait avec les mains. On a ri. Tellement ri. Mais Alain, ça lui plairait pas, tout ça.

Envies d’ailleurs

Quand il revient, le quotidien reprend. Ça me dérange pas. Lui, en revanche, c’est le seul à qui je dis : “Je t’aime.” Ça me plairait bien de m’installer en Bretagne. Pourquoi pas ? Moi aussi, j’aime bien pêcher. Mais mes parents sont là maintenant, et ils supporteraient pas un autre déménagement. Ma mère est trop angoissée et mon père est fragile. Il a essayé de se suicider quand il a appris que mon frère avait touché sa fille. Alors je m’occupe d’eux. Tous les dimanches, mes parents viennent déjeuner, et on joue au Scrabble. Quand j’étais petite, mon père bouffait toutes ses paies au tiercé. Je comprenais jamais pourquoi, d’un coup, on se mettait à manger du thon en boîte. C’était le plaisir de mon père. Il joue encore : 2 euros le dimanche. Des fois, ça lui arrive un peu de jouer dans la semaine, mais il y va de moins en moins. En vieillissant, il a plus de mal à se déplacer. Et les parents d’Alain ? Ils sont morts.

J’ai jamais visité Moulins alors que c’est à 10 kilomètres. Alain, ça l’intéresse pas. Moi, j’aimerais aller au cinéma, j’aimerais aller au théâtre. J’avais eu un petit rôle dans une pièce quand j’étais plus jeune au CE de mon hôpital. Y a pas longtemps, j’ai un bon ami qui m’a proposé d’aller voir Slimane en concert à Tours. Mais j’ai dit non – trop de travail. Ça m’aurait bien plu – bah oui, c’est mon chanteur préféré. Je voudrais même qu’il joue une de ses chansons à mon enterrement.

« Pas loin se trouve encore la caméra de surveillance des poules. Avant, on avait la télé, et ça tournait. Elle marche plus. De toute façon, si y a un renard, les poules, elles gueulent. » 

Parfois, je me dis qu’il faudrait que je vende toute ma volaille pour réaliser mes rêves. Mais bon, y en a un que je vais réaliser très bientôt, et avec Alain en plus. On va aller à l’ouverture du plus grand grand huit aquatique de France ! Ça sera en mars 2024, au Pal. C’est un parc qui fait moitié zoo, moitié parc d’attractions. Je suis allée voir les constructions. Ça va être la folie. Parce que les grands huit, c’est ma passion. Je les ai tous faits : le Parc Astérix, Nigloland, Europa-Park. Mais Disney, non, c’est des voleurs. C’est le fric, le fric, le fric. Des fois, j’achète les photos qu’ils prennent pendant le manège. J’ai toujours une tête de ouf. Je fais toujours que rigoler. D’ailleurs, y a un autre parc où on va aller cet été, en Espagne : “Alain, c’est quand qu’on va à PortAventura ?” »


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