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vendredi 22 décembre 2023

“Les Rencontres du Papotin” : quand l’autisme abolit les distances

Clara Degiovanni publié le  

Dans Les Rencontres du Papotinune série documentaire sur France 2, des journalistes porteurs de troubles du spectre autistique interviewent différentes célébrités. Lors de ces discussions, ces personnalités se laissent souvent aller à une forme inhabituelle de sincérité. Comment ces journalistes dits « atypiques » font-ils pour délier les langues et faire tomber les barrières ? Pistes de réponse avec Erving Goffman, penseur du stigmate et de la différence.

« Ici on peut tout dire » et « tout peut arriver »Voici les deux règles que Julien Bancilhon, psychologue et modérateur des Rencontres du Papotin, prend le temps de rappeler avant chaque entretien. La mise en scène de la rencontre est ritualisée : après avoir reçu ces informations, l’invité – tels Gilles Lellouche, la chanteuse Angèle ou plus récemment Christiane Taubira – se présente devant une cinquantaine de journalistes d’âges et de styles différents, tous porteurs d’un trouble du spectre autistique. Pendant cette mise en place, il y a toujours un peu de bruit : cris de joie, chuchotement, ou battement de mains. Divers instruments de musique trônent dans la pièce. La très belle lumière de l’Institut du monde arabe, qui accueille les rencontres, nimbe les visages et dévoile les expressions des participants. Le téléspectateur mais aussi l’invité sont immergés dans une atmosphère volubile et sensible, pleine de mouvement et de liberté.

L’art de l’improvisation 

Si le « Papotin » devait être une scène de théâtre, il serait sans aucun doute du théâtre d’improvisation. Un lieu ou précisément, chacun joue sa partition, mais à sa manière, et en apprenant à rebondir, à réagir et à s’adapter aux autres. Par exemple, Grégory, l’un des journalistes, intervient systématiquement sans prévenir, pour poser des questions décalées comme « Tu dors en pyjama ? », ou « Je peux t’appeler ma petite Efira ? » (à Virginie Efira). En interrompant ainsi le cours d’une discussion, Grégory crée ce que le sociologue américano-canadien Erving Goffman appelle « un incident », ou « une brèche » : à savoir un moment inattendu, qui remet en question et déstabilise le cours d’une discussion.

En ce sens, le petit théâtre d’improvisation du Papotin se distingue donc de ce que Goffman appelle « le théâtre de la vie quotidienne », aux règles beaucoup plus strictes et aux rôles plus définis. « La routine des rapports sociaux dans les cadres établis nous permet d’avoir affaire aux autres […] sans leur accorder une attention ou des pensées particulières », explique le sociologue. Au Papotin, à l’inverse, le côté inhabituel de l’interaction emmène l’invité à redoubler d’attention, à être pleinement présent à tout ce qui peut se passer autour de lui. Dans cette atmosphère parfois un peu chaotique et survoltée, il est quasi impossible pour les invités de tomber dans la langue de bois politique ou de s’adonner au jeu bien huilé de la promotion de leur œuvre.

Parfois, les questions des journalistes se révèlent provocatrices, voire teintées d’ironie. Une jeune journaliste a par exemple demandé à l’acteur Jonathan Cohen s’il « était chiant », provoquant ainsi un grand moment d’hilarité collective face à un comédien attendri et décontenancé. De même, un journaliste a fait lire un papier à Emmanuel Macron, sur lequel on pouvait lire « Il est le président, il doit montrer l’exemple et ne pas se marier avec sa prof ». En taquinant, voire en confrontant ainsi les invités, les journalistes parviennent à effriter ce que le sociologue appelle « le tact distant ». L’expression désigne l’attitude caractérisée par un savant mélange de condescendance et de politesse, que l’on peut avoir tendance à adopter en face d’une personne porteuse de handicap. La taquinerie, qui peut vexer ou déstabiliser l’invité, permet de faire advenir au contraire une rencontre moins policée et plus immédiate. Dès lors, quelque chose de l’ordre de la carapace protectrice et de la distance se fissure. Ce genre de brèche, selon Goffman, permet au public de « percevoir l’homme derrière le masque ». Souvent – et même quasi systématiquement ! – les célébrités invitées pour répondre aux questions pleurent au cours de l’émission.

Une relation réciproque 

Au Papotin, les rôles et les compétences circulent de manière fluide. Les musiciens Julien Doré et Angèle ont chanté avec les journalistes-artistes du Papotin, et Christiane Taubira n’a pas hésité à danser pour accompagner une performance musicale. De même, les intervieweurs, tout comme les personnalités invitées, se livrent sur leur passé et leurs souvenirs d’enfance. Cette réciprocité des confidences permet de créer une discussion authentique et profonde, qui s’émancipe des schémas habituels de l’entretien cloisonnant systématiquement celui qui pose les questions d’une part, et celui qui y répond de l’autre.

La réciprocité des échanges permet également de sortir d’une certaine manière d’envisager le stigmate ou la différence, qui consiste à examiner la personne atypique de l’extérieur, à la voir non comme un être humain mais comme un objet d’étude. Le stigmatisé, explique Goffman, « voit ses plaies les plus enfouies touchées et examinées avec un détachement clinique ». En se confiant à des individus autistes et en acceptant en retour leurs confidences, les personnalités qui se prêtent au jeu cassent la dimension potentiellement unilatérale et déshumanisante du rapport avec un(e) autiste, pour privilégier un échange authentique, souvent très émouvant. « Quand tu étais petite, tu as perdu ta maman ? Et tu étais triste ? », demande Yolanda, une journaliste adolescente, à Christiane TaubiraEt celle-ci de répondre :« Jusqu’à maintenant, je le suis. Et comme tu m’en parles, j’ai une petite boule à la gorge. »

Cette sensibilité et cette tendance un peu rebelle à bousculer les règles n’empêche pas les différents participants d’en inventer de nouvelles. Parmi les rituels créés de toute pièce par les journalistes du Papotin, il y a ceux de Grégory, qui demande systématiquement aux invités s’il peut « les tutoyer » et « les appeler par leur prénom » au début des interviews. Et à la fin de chaque émission, il prend un long moment pour remercier chaque participant, en citant son prénom. Une litanie poétique et tendre qui finalise avec bonheur cette émission d’utilité publique, permettant à chacun de porter un regard neuf, curieux et enthousiaste sur la différence.


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