par Nathalie Raulin publié le 8 décembre 2023
Les atteintes à la laïcité à l’école agitent régulièrement l’opinion, et l’hôpital n’y échappe pas, décidé à monter des murs contre les «dérives». Ce vendredi 8 décembre, profitant de l’anniversaire le lendemain de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905,l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) entend clarifier ce que recouvre l’obligation de neutralité religieuse imposée aux soignants. Prenant acte que l’énoncé des grands principes pouvait être, au quotidien, «source d’interrogations, d’incertitude voire d’erreur» pour les soignants, le collège de déontologie du groupement hospitalier francilien désigné référent laïcité depuis 2021, a décidé de répertorier précisément les comportements prohibés. Pour la première fois cette année, le guide de la laïcité qu’il publie énumère les pratiques à proscrire au sein des établissements de santé. La plupart ne font pas débat au sein des services hospitaliers, comme le refus de soins discriminatoires, des prières publiques ou du port ostensible de signes religieux.
«Je me suis retrouvé démuni»
En revanche, la décision de l’AP-HP de ranger clairement dans les «comportements fautifs» le port de la charlotte hors des blocs opératoires ne fait pas l’unanimité parmi les praticiens hospitaliers. Aucun pourtant n’est dupe des raisons de l’engouement de certaines pour le peu seyant bonnet jetable. «Des soignantes d’obédience musulmane détournent la charlotte pour des raisons religieuses,dénonce le professeur Frédéric Adnet, ancien chef des urgences de l’hôpital Avicenne à Bobigny (Seine-Saint-Denis) et désormais chef du SAMU 75. Souvent, ce sont des étudiantes en médecine. Le voile étant interdit à l’hôpital, elles l’utilisent comme couvre-chef de substitution. Quand je leur demande de l’enlever, elles obtempèrent en général. Mais certaines vont jusqu’à prétexter des maladies du cuir chevelu pour la conserver, certificat médical de complaisance à la clé ! Or je constate que j’ai de plus en plus besoin de rappeler la règle.»
Accoutumées à la liberté d’expression religieuse en vigueur à la faculté de médecine, de jeunes femmes vont de fait parfois jusqu’à contester le bien-fondé des remontrances dont elles font l’objet lors de leur stage hospitalier. «Une externe m’a récemment réclamé que je lui montre un texte officiel stipulant l’interdiction et comme je n’avais aucun document clair, je me suis retrouvé démuni», regrette le professeur Mehdi Khellaf, chef des urgences de l’hôpital Henri-Mondor (Val-de-Marne), lui aussi ravi de l’initiative du collège de déontologie de l’AP-HP.
Une satisfaction partagée par le chef des urgences de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis, quand bien même l’établissement ne fait pas partie de l’AP-HP. «Sur la laïcité, il ne faut rien lâcher, martèle le docteur Mathias Wargon. Dans mon service, de même que les manches longues ou la kippa, la charlotte, c’est non. Le problème, c’est qu’avec la pandémie de Covid, son usage s’est banalisé. Des jeunes femmes avancent désormais des considérations d’hygiène, une protection contre les poux, pour la conserver. Une mise au point était nécessaire. A l’hôpital, trop de confrères laissent faire.»
«Il faut un peu de souplesse»
De fait, pour beaucoup d’autres hospitaliers, la charlotte relève du compromis acceptable entre liberté individuelle et respect de la laïcité. Dans l’actuel contexte de forte tension sur les ressources humaines, beaucoup préfèrent fermer les yeux plutôt que de crisper leur personnel. «Autant le voile je suis contre, autant la charlotte m’indiffère, concède le professeur Robin Dhote, chef du service de médecine interne de l’hôpital Avicenne. Même si certaines soignantes la portent pour une raison communautaire, cela m’est égal. Dans mon équipe, toutes les religions sont représentées. On se connaît tous, il n’y a pas de problème et pas lieu d’en créer. Ma seule préoccupation, c’est de garder mes infirmières et mes aides soignantes pour ne pas avoir à fermer de lits.»
A l’hôpital Bichat non plus, l’intransigeance n’est pas de mise. «Quand des infirmières ou des aides soignantes arrivent voilées à l’hôpital, et qu’après s’être changées, elles prennent leur service coiffées d’une charlotte, on ne se fait pas d’illusions, admet l’infectiologue Xavier Lescure. Mais dans l’ambiance actuelle, je suis pour la tolérance. Un soignant ne doit pas porter de voile, de kippa, ou de manche longue, c’est tout. Au-delà, il faut un peu de souplesse, sinon le truc ne vole plus !»
«Ni volonté prosélyte, ni problème de prière publique»
D’ailleurs quand il y réfléchit, le professeur Lescure identifie d’autres comportements pas totalement en ligne avec les consignes officielles, comme de s’abstenir de tout propos à caractère religieux au sein de l’hôpital. Ainsi de ses soignantes évangélistes originaires des Antilles, d’Afrique du Sud ou subsahariennes qui «mettent Dieu ou Jésus Christ un peu partout dans les discussions» et jusque dans les boucles de travail. «On les recadre, mais c’est du christianisme naïf,sourit-il. Je n’y vois pas une attaque résolue contre la laïcité. Il n’y a ni volonté prosélyte, ni problème de prière publique.» Pour l’infectiologue, faire preuve de trop d’intransigeance serait risquer de déstabiliser un écosystème globalement dévoué et bienveillant. «Quand je fais la visite du matin, je fais le tour du monde, insiste le Pr Lescure. Le cosmopolitisme favorise l’entraide. Il n’est pas rare qu’une aide soignante traduise les propos d’un patient qui ne parle qu’arabe, turc ou vietnamien…»
Aux urgences de l’hôpital Lariboisière, où comme à Bichat, le multiculturalisme des soignants est une donnée, le point de vue est partagé. «Mon personnel soignant est extrêmement cosmopolite mais je n’ai jamais vu ni signe religieux ostentatoire, ni signe distinctif, insiste le chef du service, le docteur Eric Revue. La charlotte, j’en ai croisé mais peu. C’est un faux problème.» Pour l’urgentiste, en matière de respect de la laïcité, il y aurait surtout mieux à faire que d’interdire. «Contrairement aux soignants qui ont un devoir de neutralité, les patients et leurs familles peuvent exprimer leur foi à l’hôpital,rappelle-t-il. Or mes patients sont aussi de cultures très diverses. Il faudrait former les soignants aux différentes croyances et rituels pour qu’en cas de décès d’un patient notamment, ils puissent anticiper les réactions de ses proches, et soulager au mieux la douleur. Le respect du principe de laïcité à l’hôpital, cela devrait aussi passer par là.»
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