par Clémence Mary publié le 16 décembre 2023
«Quand c’est non, c’est non.» Fonder la définition juridique du viol sur l’absence de consentement, comme le propose une directive européenne contre les violences faites aux femmes actuellement en débat, la France n’y consent pas. Mercredi 13 décembre, les discussions dans l’hémicycle ont achoppé sur l’article 5, bloquant la poursuite du travail sur ce texte, présenté par la Commission européenne en mars 2022 et visant à harmoniser les législations des Etats membres et les sanctions pénales. Le périmètre est large, allant du harcèlement en ligne aux violences domestiques en passant par les mutilations génitales… ou le viol. Comment expliquer ce refus de la France de faire du viol un «euro-crime» – à côté du terrorisme ou de la traite d’êtres humains par exemple ? Elle n’est pas isolée : à ses côtés, l’Allemagne ou la Pologne s’opposent à une dizaine d’autres Etats parmi les Vingt-Sept, dont l’Espagne. Et surtout aux eurodéputés français, y compris macronistes favorables à cette disposition. «Un scandale» et une position «antiféministe», s’est insurgé le député européen Place publique Raphaël Glucksmann sur Twitter (renommé X), et dans une tribune collective dans le Monde. «Un acte sexuel sans consentement est un viol. Point», affirme l’essayiste. La pétition pour faire adopter la loi, qu’il soutient a réuni pour l’heure près de 200 000 signatures.
Il n’est pas le seul à gauche à se mobiliser : le 13 décembre, un collectif de sénateurs et députés français, dont Sandrine Rousseau ou Aurélien Taché, a appelé dans une lettre ouverte Emmanuel Macron, Elisabeth Borne et Eric Dupond-Moretti à adopter l’article 5 de la directive et à se distinguer de pays rétrogrades comme la Hongrie. Signe pour eux d’une insuffisance du droit français, ils déplorent que seuls 0,6 % des viols ou tentatives de viol déclarés ont abouti à une condamnation, selon les dernières enquêtes de l’Insee. L’ONU elle-même a demandé à la France en octobre 2022 d’inclure le consentement dans son code pénal, qui conçoit actuellement le viol comme une pénétration sexuelle obtenue par «violence», «contrainte», «menace» ou «surprise». Convergence oblige, la sénatrice EE-LV Mélanie Vogel, signataire de la lettre ouverte à l’exécutif, a déposé le 16 novembre au Sénat une proposition de loi visant à «reconnaître l’absence de consentement comme élément constitutif de l’agression sexuelle et du viol». Quelques mois auparavant, la sénatrice écologiste Esther Benbassa prônait dans un texte voisin l’inscription dans le droit d’un consentement «libre et éclairé», inspiré d’une loi espagnole controversée dite «solo si es si» ( «seul un oui est un oui»).
Inverser le regard
Côté spécialistes, chercheurs ou juristes, le sujet est moins simple qu’il n’y paraît, et l’acception française moins conservatrice qu’à première vue. Car «le viol n’est pas du sexe sans consentement, c’est une violation infligée par un criminel sur une victime qui n’a que peu à voir avec un «rapport» sexuel : activité jointe et partagée par des partenaires», plaide la philosophe Manon Garcia, qui a pris position dans le Monde contre l’inscription de la notion dans le droit européen. Dans la lignée des travaux de la féministe américaine Catharine McKinnon, fervente contemptrice du consentement, l’autrice de la Conversation des sexes (Flammarion, 2021) critique une directive portée par une vision hétérosexiste, car impliquant une focalisation sur le désir de la victime – la femme, le plus souvent – et non sur l’intention du criminel, renvoyant la responsabilité sur la première. Comme si revenait à elle seule la charge de refuser la relation sexuelle, ou d’y céder. A-t-elle suffisamment dit non ? Sa jupe n’était-elle pas un peu courte ? Autant de questions auxquelles les plaignantes pourraient être confrontées en cas d’adoption de l’article 5. La justice peine à mesurer l’intention du violeur, l’interprétation des indices restant encore trop fondée sur une absence d’expression claire du non-consentement – la fameuse «zone grise». Manon Garcia appelle à inverser le regard : il ne s’agit pas de mesurer un «malentendu» entre deux personnes mais d’établir juridiquement les formes de la contrainte. «Les hommes obtiennent du sexe par nombre de mécanismes de culpabilisation, de contraintes psychologiques qui devraient être considérées comme de la menace ou de la contrainte et ne le sont pas. Mais changer la loi n’aura pas d’effet direct sur les représentations», juge-t-elle.
La focalisation sur la victime inquiète aussi au plan juridique : elle inverserait la charge de la preuve et instaurerait «un système de présomption de culpabilité de l’auteur», alertait dans Libé la juristeAudrey Darsonville fin 2022, plaidant pour une redéfinition pénale de «la contrainte morale». Avocates habituées de ces affaires, Marie Dosé et Laure Heinich ont dénoncé fin novembre le même risque de renversement dans le Point, alors qu’actuellement rien «n’exige de démontrer le défaut de consentement de la victime, précisément pour ne pas faire peser sur elle la preuve de son refus. […] Nous savons combien l’accusé […] tente d’arracher la reconnaissance de son innocence en arguant de la sidération ou du silence de sa victime». La directive renforcerait mécaniquement, selon elles, un dévoiement de la loi en poussant les cours d’assises ou les tribunaux à interroger le comportement de la plaignante. Les deux avocates estiment que les notions de «contrainte» et de «surprise» sont suffisantes et mettent en garde contre une inflation législative en la matière.
«Le débat sur le non-consentement est dépassé»
Faut-il abandonner une notion trop piégeuse, voire «archaïque» comme la qualifie la philosophe Geneviève Fraisse ? Dans Du consentement, la penseuse invite à penser le «refus de consentir» comme vecteur d’émancipation, et à préférer les notions d’accord et de volonté, face à un «consentement» qui effacerait les rapports de force. Expurger la notion de ses présupposés sexistes est pourtant possible, postule la juriste Catherine Le Magueresse dans les Pièges du consentement. Pour une redéfinition pénale du consentement sexuel(iXe, 2021). L’autrice y oppose une approche libérale de la notion, présupposant l’égalité de tous devant le pouvoir de dire ou non, à une acception qui prendrait davantage en compte les rapports de domination économique ou de l’effet de sidération. «Le débat sur le non-consentement est dépassé ! On sait depuis longtemps qu’un «non» est un «non». Aujourd’hui, l’exigence doit porter sur l’inscription dans le droit du consentement libre et éclairé. Interroger la validité du «oui» en fonction des circonstances», décrypte auprès de Libé celle qui a été auditionnée cette semaine à l’Assemblée nationale sur le sujet dans le cadre d’une mission d’information. Pas question pour Catherine Le Magueresse d’étendre à l’infini le domaine pénal mais de rappeler une «jurisprudence qui s’est étoffée au fil des siècles» et doit toujours chercher à être plus juste, en phase avec les valeurs de l’époque comme la défense des droits des femmes.
Pour les défenseurs du texte, adjoindre le consentement à la définition actuelle du viol dans le droit français apparaît comme une manière de l’enrichir, non de le limiter. Un complément «qui n’effacerait pas l’existant», précise sur X la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. Prenons exemple sur la Belgique, propose de son côtéle juriste Mathias Couturier dans Libé, rappelant que le droit belge combine au consentement la «menace, de violences physiques ou psychologiques, d’une contrainte, d’une surprise, d’une ruse ou de tout autre comportement punissable». Un tel ajout ne s’opposerait donc pas à une meilleure prise en compte du comportement masculin. Certes les effets concrets de ces changements législatifs peinent à se faire jour, notamment en Amérique du Nord où l’on ne constate pas de diminution des violences sexuelles, pointe Mathias Couturier. Difficile pour autant de nier la dimension politique d’une telle demande et l’utilité de défendre la valeur symbolique de cette notion. Personne n’a la naïveté de croire qu’une loi puisse suffire à éliminer les violences sexuelles, concède Mélanie Vogel, et pacifier les relations entre femmes et hommes. Mais l’histoire de l’égalité entre les sexes n’a-t-elle vraiment rien à voir avec l’évolution du droit ? On peut en débattre. Mais ne pas y croire ressemble à une défaite.
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